Catherine et le temps d'aimer - Бенцони Жюльетта (читать книги бесплатно .txt) 📗
Au-dessus de la porte d'entree d'Al Hamra, quelques hommes apparurent, entre les creneaux. L'un d'eux, grand, vetu d'une robe rayee orange, precedait les autres qui, ayant croise respectueusement leurs mains, semblaient attendre ses ordres. Le Calife Muhammad venait s'assurer, d'un dernier regard, que tout etait en place et que le spectacle allait pouvoir commencer. Autour de l'immense place, les escadrons de cavaliers aux casques pointus enturbannes de blanc prenaient position... Sur les tours d'Al Hamra, des cigognes, perchees sur une patte, revaient, immobiles...
Pendant-ce temps, dans l'appartement des sultanes, les femmes, sous la direction agitee de Morayma, preparaient une Catherine apparemment insensible. Debout au centre de la piece, au milieu d'une debauche de voiles, de soieries, de coffrets ouverts, de flacons precieux, elle se laissait habiller sans un mot, sans un geste, pareille a quelque statue aux yeux vivants. On n'entendait, dans la salle, que les criailleries de Morayma, jamais satisfaite du travail effectue, et les soupirs agaces des servantes.
La maitresse du harem avait l'air d'une pretresse accomplissant un rite tandis qu'elle apostrophait les femmes qui, piece apres piece, habillaient Catherine d'or des pieds a la tete. De fin cuir dore, brode d'or et d'emeraudes etaient les babouches enfermant ses pieds, de mousseline d'or l'ample pantalon, de brocart d'or la courte brassiere emprisonnant sa poitrine. Une profusion de bijoux composait le reste du costume : bracelets montant jusqu'au milieu des bras, lourds anneaux de chevilles, collier-carcan laissant glisser de grosses gouttes d'emeraudes jusque sur les seins a demi decouverts par le profond decollete, enfin une fabuleuse ceinture, large et lourde, veritable chef-d'?uvre de l'art persan, enrichie de diamants, de rubis et d'emeraudes, que Morayma, avec une sorte de crainte respectueuse, avait posee sur les hanches de la jeune femme :
— Le Maitre, en t'envoyant cette ceinture, montre bien sa volonte de faire de toi son epouse. Ce joyau, jadis commande par le Calife de Bagdad, Haroun-al- Raschid, pour son epouse favorite, est la perle de son tresor. Apres le pillage du palais de Bagdad, l'emir de Cordoue, Abd-er-Rhamane II, l'acheta pour celle qu'il aimait puis elle fut volee.
Le seigneur Rodrigue de Bivar, le Cid, la donna a son epouse, dona Ximena, mais la ceinture fut reprise ensuite, apres sa mort. Toutes les sultanes l'ont portee au jour de leur mariage...
Morayma se tut bientot. Catherine n'ecoutait pas. Depuis une semaine, elle vivait, en somnambule, dans une sorte de cauchemar eveille qui n'avait pas tarde a emplir Morayma, puis tout le harem, d'une sorte de crainte superstitieuse. L'etrange et profond sommeil dans lequel, chaque soir, elle tombait depuis la capture de son epoux, avait plonge Muhammad dans la colere d'abord, puis dans un etonnement un peu craintif. Rien ne pouvait vaincre ce sommeil qui durait plusieurs heures, celles de la nuit, et c'etait comme si la main meme d'Allah avait pris soin de clore les paupieres de la captive. On avait bien, tout d'abord, pense a une drogue, mais rien, dans le comportement de la jeune femme etroitement surveillee, n'avait paru anormal. Muhammad en etait venu a conclure qu'il y avait la un signe du Ciel. Il ne devait pas toucher a cette femme, epouse d'un meurtrier, tant que son legitime proprietaire vivait encore et, des le troisieme soir, il avait cesse de demander Catherine. Mais Morayma, superstitieuse a l'exces et tournee, en bonne fille de Juda, vers l'esoterisme, n'etait pas loin de considerer la nouvelle favorite comme un etre extraordinaire. Ses silences, ses longues heures de mutisme taciturne lui semblaient les signes d'un esprit marque par les esprits invisibles.
A dire vrai, les effets de la drogue d'Abou-al-Khayr avaient de plus en plus de mal a s'effacer du cerveau de Catherine. Elle vivait, le jour, dans une sorte d'etat second, l'esprit envahi de fumees qui avaient du moins l'avantage d'estomper l'angoisse et d'endormir la douleur. Peut-
etre, sans cela, fut-elle devenue folle tant etait insupportable la pensee d'Arnaud torture par la faim, la soif et le manque de sommeil dans le lugubre donjon d'Al Hamra. Cependant, inquiete de sentir ses sens et ses reflexes s'endormir, Catherine, aux deux derniers soirs de la semaine, n'avait pas touche a la confiture de roses et s'etait contentee de feindre le sommeil. Elle voulait etre en possession de toutes ses facultes au jour de l'execution.
Une derniere touche de khol aux paupieres et Morayma enveloppait Catherine d'un voile, tisse et rebrode d'or, qui achevait d'en faire une idole etrange et barbare.
— Il est l'heure, maintenant... souffla-t-elle en lui offrant la main pour l'aider a franchir le seuil.
Mais Catherine refusa la main tendue. Elle etait persuadee que ce chemin dans lequel elle s'engageait etait celui de la mort, qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps a vivre et que ces parures fabuleuses dont on l'avait revetue n'etaient que les ornements supremes de la victime destinee au sacrifice. Tout a l'heure, elle poignarderait Arnaud pour lui eviter de plus longues et de plus abominables tortures, puis elle tournerait vivement l'arme contre elle-meme et tout serait dit. Son ame, unie a celle de son epoux, s'envolerait dans cet air bleu et chaud, dans ce soleil qui, bientot, allait s'abimer derriere les montagnes neigeuses, et ils seraient a jamais reunis, delivres de la douleur, du doute, de la jalousie, laissant seulement un peu de chair inerte aux mains de leurs bourreaux. A tout prendre, oui, ce jour etait un beau jour parce que Catherine, comme Arnaud lui-meme sans doute, n'aspirait plus qu'a un profond repos...
Lorsque la future sultane, environnee de femmes et escortee d'une puissante troupe d'eunuques, apparut dans l'enceinte, le Calife et sa suite avaient deja pris place dans la tribune elevee, tendue de vert et d'or, qui leur etait preparee. Les nombreux amuseurs de la foule avaient cesse leurs tours, mais le silence ne s'etait pas fait. Le peuple jacassait comme une voliere en folie, parvenu au plus haut degre d'excitation. L'apparition de la favorite retint un instant son attention.
Au milieu des voiles tendres de ses femmes, bleus, roses, safran ou vert amande, elle etait scintillante et mysterieuse a la fois, l'eclat de ses joyaux se devinant sous le nuage dore de son voile.
Silencieusement, Catherine vint prendre place dans une tribune, moins elevee que celle du Calife, aupres de laquelle elle etait situee.
Des soieries bleues rhabillaient et quelques marches la faisaient communiquer avec le sable de l'arene improvisee.
Silencieux, lui aussi, Muhammad regardait approcher la jeune femme, caressant d'un geste nerveux et machinal sa barbe blonde.
Leurs regards se croiserent, mais ce fut lui qui detourna les yeux, impressionne par l'eclair sauvage echappe a ceux de Catherine. Avec un froncement de sourcils, il ramena son attention vers l'arene sur laquelle une troupe de jeunes danseurs berberes venaient d'apparaitre au son d'une musique a la fois nasillarde et plaintive. Vetus de longues robes blanches, charges de lourds bijoux et fardes comme des filles, la taille et le front ceints de cordelieres rouges, ces jolis ephebes avaient des visages d'une finesse exquise, des yeux languides et des sourires hermetiques. Martelant le sol de leurs pieds agiles, ils se dehanchaient voluptueusement, mimant en un ballet etrange, aux figures compliquees, les gestes memes de l'amour. Certains chantaient, d'une voix de tete suraigue, en s'accompagnant de rebecs a la musique aigrelette ; d'autres faisaient sonner entre leurs doigts des castagnettes de bronze qui rythmaient leurs pas.
Ces danses equivoques deplaisaient a Catherine qui detourna la tete, geste qui lui valut les regards haineux des jeunes danseurs, mais elle avait peine a supporter leurs gestes manieres, la molle feminite de leurs attitudes dans cette fete de la mort. Car c'etait bien la fete meme de la mort. C'etait du sang qu'etait venue chercher cette foule ! La-haut, dans la mosquee royale, les tambours se mirent a rouler, sinistrement. Leur grondement passa, comme un vent d'orage sur les danseurs qui se jeterent a terre, haletants, et y demeurerent immobiles tandis que s'eteignait leur musique enragee. Lentement, les lourds vantaux de la porte des Sept Etages s'ouvrirent, livrant passage a un cortege solennel. Precede de joueurs de raitas, de fifres et de tambourins, porte sur une civiere d'argent par vingt esclaves, le corps embaume de Zobeida venait d'apparaitre, forme rigide et rouge sous le long voile pourpre qui le recouvrait des pieds a la tete. Une theorie de pretres en robes blanches l'entourait puis venait une grosse troupe d'eunuques noirs, menes par leur chef, un gigantesque Soudanais au visage de bronze qui portait son cimeterre retourne en signe de deuil.