Catherine et le temps d'aimer - Бенцони Жюльетта (читать книги бесплатно .txt) 📗
L'apparition de son ennemie reveilla Catherine de l'espece de dedaigneuse indifference dans laquelle elle s'enveloppait. Zobeida etait morte, mais sa haine vivait encore. Catherine sentit qu'elle l'envahissait, qu'une rage froide s'emparait d'elle a la vue de ce corps rigide auquel, tout a l'heure, il lui faudrait sacrifier son epoux et se sacrifier elle-meme. Les esclaves, cependant, deposaient la civiere sur une sorte de table basse devant la tribune du Calife qui se leva et vint, suivi de Banu Saradj et de plusieurs dignitaires, saluer la depouille mortelle de sa s?ur. Une fois de plus, Catherine voulut detourner les yeux, mais quelque chose la contraignit a n'en rien faire. Presque insupportable d'insistance, elle avait senti, sur elle, le poids d'un regard et, instinctivement, regarda du cote d'ou il venait. C'est alors que, parmi la suite du Calife, elle reconnut Abou-al-Khayr. La haute et large silhouette du capitaine de la garde maure lui avait cache jusque-la la forme fluette de son ami. Sous l'enorme turban orange qu'il affectionnait, le petit medecin la regardait obstinement et quand, enfin, leurs regards se croiserent, Catherine vit qu'il lui adressait un furtif et rapide sourire puis detournait la tete comme pour l'inviter a suivre la direction de son regard. Elle decouvrit alors, debout aux premiers rangs de la foule qu'il dominait de sa haute silhouette, Gauthier qui, les bras croises, jouait assez bien le curieux. Toujours vetu de sa souquenille de jardinier, une sorte de cone de feutre rouge enfonce sur les yeux, il semblait aussi calme et aussi paisible que s'il fut venu assister a la plus joyeuse des fetes et non a une execution.
Puis les yeux d'Abou-al-Khayr se poserent plus loin, sur un groupe de cavaliers maures, et Catherine, sous un casque a longue pointe doree, reconnut Josse. Avec quelque peine, a vrai dire. Aussi basane que ses collegues, le visage encadre d'une mince barbe noire, raide sur la selle de cuir brode, la lance au poing, le Parisien offrait un aspect aussi sauvage et aussi militaire que ses compagnons. Rien ne le distinguait des autres cavaliers et Catherine admira l'art avec lequel l'ancien truand jouait son role. Il ne s'occupait apparemment pas de ce qui se passait devant lui, attentif a maintenir son cheval en ligne. L'animal semblait en effet nerveux a l'extreme, dansait sur place et, sans la science de son cavalier, eut sans doute cause quelques desordres.
La vue de ses trois amis raviva l'espoir chez Catherine. Elle les savait courageux, devoues, prets a tout pour les sauver, elle et Arnaud, et cette volonte qu'elle sentait en eux la galvanisait malgre elle... Pouvait-on vraiment desesperer avec de tels hommes ?
Une longue ceremonie suivit l'arrivee du corps de la princesse. Il y eut des chants, des danses solennelles, l'interminable allocution d'un imposant vieillard a la barbe neigeuse, long et sec comme un peuplier en hiver, dont le regard, enfoui sous une broussaille blanche, brillait d'un feu fanatique. Catherine savait deja que c'etait la le Grand Cadi et enfonca ses ongles dans sa paume en l'entendant appeler la colere d'Allah et celle du Calife sur l'Infidele qui avait ose porter une main sacrilege sur une descendante du Prophete. Quand, enfin, il se tut, apres une derniere imprecation, Catherine comprit que l'heure de mourir etait venue pour Arnaud comme pour elle-meme, et la faible lueur d'espoir qu'avait rallumee la presence de ses amis vacilla... Que pouvaient- ils faire, a trois, contre une multitude ? Il y avait la foule, la Cour, les soldats... et tant de haine pour l'Infidele, tant de joie feroce a l'approche de sa mort !... Seul restait Dieu ! Mentalement, Catherine adressa au Seigneur, a la Vierge du Puy dont elle avait implore la protection, a saint Jacques de Compostelle une ardente mais rapide priere.
— Encore un peu de force, mon Dieu, implora-t-elle.
Rien qu'un peu de force pour avoir le courage de frapper !
La-haut, derriere le rempart, les tambours s'etaient remis a ronfler.
L'ame de Catherine en trembla. Il lui semblait deceler une menace dans ce roulement lent, comme le battement d'un c?ur pret a s'eteindre, deja funebre. A cet instant, les bourreaux du Calife franchissaient, deux a deux, les portes du palais. Ils etaient imposants, bien muscles, noirs comme une nuit sans lune. Vetus de chemises bleues aux manches retroussees, ils portaient de larges culottes bouffantes, jaunes brodees de rouge. Charges d'une foule d'instruments bizarres qui firent palir Catherine, ils se deployerent en chaine autour de la place, repoussant la foule qui s'ecrasait et que les gardes contenaient mal. En meme temps, une troupe d'esclaves a demi nus avaient hativement installe, devant la tribune occupee par Muhammad, un grand echafaud bas sur lequel ils fixaient une croix de bois, semblable a celle qui s'etait dressee jadis sur une colline de Jerusalem, mais beaucoup plus basse pour que les bourreaux charges de supplicier le condamne puissent travailler. Les esclaves apporterent encore des braseros dans lesquels les tourmenteurs plongerent tout un assortiment de tiges de fer, de pinces et de tenailles. La foule, captivee, retenait son souffle durant ces sinistres preparatifs, mais elle salua d'une acclamation l'arrivee d'un negre immense et voute, sec comme un tronc d'ebenier, qui s'avancait d'un pas nonchalant, portant sur son epaule le sac de tapis dans lequel, l'?uvre de mort terminee, il recueillerait la tete du supplicie pour la presenter au Calife avant de la fixer sur la tour de Justice. C'etait Bekir, le chef des bourreaux, un personnage important, ainsi que le proclamait son costume de soie pourpre brode d'argent. Il monta, avec une sorte de solennite, sur l'echafaud, s'y immobilisa, bombant le torse et les bras croises, pour attendre le condamne.
De nouveau les tambours. Sous ses voiles d'or, Catherine se sentit etouffer. Elle mordit sa main pour s'empecher de crier, les nerfs prets a craquer. Son regard, affole, chercha celui d'Abou-al-Khayr, mais le petit medecin, le menton sur sa poitrine et son absurde turban a angle droit, semblait dormir. Il avait l'air si frele, si seul au milieu de ces gens surexcites, que Catherine prit peur. Allait-il, lui et les deux autres, tenter quelque chose ? Ce serait une folie car ni l'un ni l'autre n'en rechapperait ! Il ne fallait pas !... Non ! Mieux valait mourir !
Mais vite !... Elle regarda la foule.
La-bas, Gauthier conservait une immobilite de statue. Catherine le vit se raidir encore quand, pour la troisieme fois, grincerent les portes d'Al Hamra. Au pied des murailles rouges, entre les immenses vantaux ferres, le condamne venait d'apparaitre...
Incapable de se maitriser, Catherine se dressa avec une exclamation d'horreur. Pale et presque nu, hormis un linge tordu autour des reins et les lourdes chaines dont il etait charge, Arnaud titubait dans le soleil comme un homme ivre. Les bras lies au dos, le visage mange de barbe et les yeux hagards, il tentait, neanmoins, desesperement de faire bonne figure a cette minute supreme. Mais il trebucha sur une pierre, tomba sur les genoux. Il fallut que les gardiens qui l'encadraient le remissent debout. Le manque de sommeil et de nourriture avait fait son ?uvre et les gardes durent soutenir le condamne pour l'aider a descendre la pente.
Cramponnee a Catherine, Morayma tentait desesperement de la faire asseoir, mais la jeune femme, raidie par une douleur affreuse, n'entendait, ne voyait plus rien que ce long corps brun que les Maures trainaient au supplice. Cependant, le regard assombri de Muhammad s'etait attache a la jeune femme et ne la lachait pas. Morayma supplia tout bas :
— Je t'en conjure, Lumiere de l'Aurore, reprends- toi. Le Maitre te regarde.
— Eh ! Qu'il regarde ! gronda la jeune femme entre ses dents.
Qu'importe ?
Sa colere peut s'appesantir plus lourdement sur le condamne...
chuchota timidement la vieille juive. Crois-moi !... Ne le brave pas ouvertement ! Les grands savent faire payer cruellement leurs humiliations. On sait cela, chez les miens.