Catherine et le temps d'aimer - Бенцони Жюльетта (читать книги бесплатно .txt) 📗
Elle eut la satisfaction de voir le visage noir devenir gris de peur.
L'eunuque laissa retomber ses mains, reprit sa lance et haussa les epaules.
— Si on ne peut plus plaisanter un peu... Passe ton chemin, et vite
! On se retrouvera...
Elle ne se le fit pas dire deux fois et, resserrant son voile autour d'elle, s'enfonca sous les ombres du patio. Elle traversa le jardin sans hesiter, franchit un mirador ajoure et se retrouva au c?ur meme du harem, dans la salle des Deux S?urs, ainsi nommee a cause de deux enormes dalles jumelles qui en formaient l'ornement central. La commencait le danger car plusieurs femmes etaient reunies dans cette salle miroitante, diapree de rouge, de bleu et d'or, scintillante de stalactites irisees comme une grotte marine, sous ses coupoles aeriennes tout en nids d'abeilles. Etendues sur des coussins, des tapis ou des divans, les femmes bavardaient, croquaient des sucreries ou sommeillaient. Certaines dormaient la n'ayant pas de chambre bien definie. L'ensemble formait un tableau somptueux, chaud et colore.
Au grand soulagement de Catherine, aucune des autres ne fit attention a elle. Sauf lorsque l'une d'entre elles etait appelee chez le Calife, les femmes du harem ne s'interessaient guere a ce que faisaient leurs compagnes. Leurs vies etaient toutes semblables, toutes calquees sur le meme modele d'indolence et d'ennui.
Catherine traversa la salle, se repetant mentalement les indications que lui avait donnees Marie pour que, non seulement elle ne s'egarat point, mais encore eut l'air parfaitement habituee a la disposition des lieux. Il lui suffisait de suivre l'enfilade des colonnettes. Au-dela s'ouvrait le joyau d'Al Hamra en general et du harem en particulier, un reve de marbre blanc cisele autour d'une fontaine gardee de douze lions de marbre dont les gueules deversaient des jets d'eau scintillante dans la croix persane des canalisations creusees a meme le sol rouge emaille de vert et d'or. D'enormes orangers embaumaient le patio ou le silence n'etait trouble que par la chanson des fontaines, le doux glissement de l'eau debordant continuellement de la vasque de marbre.
L'endroit etait d'une telle beaute que Catherine, emerveillee, s'accorda, malgre sa hate, un instant de repit pour l'admirer. Un instant, elle s'imagina, seule avec Arnaud, dans un lieu aussi merveilleux...
Comme il devait etre doux d'y aimer, d'y ecouter le chant des fontaines et de s'y endormir enfin sous ce ciel de velours qui, la-haut, deversait la lumiere douce de ses etoiles enormes sur les tuiles brillantes, multicolores, qui coiffaient les galeries.
Mais Catherine n'etait pas la pour rever. Elle secoua l'enchantement, fit le tour des aeriennes arcades, lentement, sans faire le moindre bruit. Il n'y avait ame qui vive dans la cour ou les lions, campes sur leurs pattes raides, montaient leur garde silencieuse et jaillissante. La chambre ou habitait Marie se situait de ce cote. Elle la trouva sans peine, mais se garda bien d'y entrer, puis, s'enfoncant dans l'ombre d'un couloir a peu pres invisible pour qui en ignorait l'existence, elle trouva finalement la petite porte des jardins.
L'endroit etait obscur. Une lampe a huile, pendue assez loin, n'envoyait qu'un reflet incertain et la jeune femme eut quelque peine a trouver la serrure. Elle tatonna, s'enervant de ne pas reussir du premier coup. Comment donc parvenir a forcer cette porte en n'y voyant rien ?
Mais, peu a peu, ses yeux s'accoutumerent a cette demi-obscurite. Elle distingua mieux les contours de la serrure, tira le loquet de fer ouvrage, puis, engageant dans la serrure, a vrai dire tres rudimentaire, la pointe de la dague, qu'elle avait cachee dans sa large ceinture d'orfevrerie, elle eut enfin la joie de la sentir ceder. Le battant de cedre s'ouvrit sans un bruit, decouvrant les immenses jardins envahis par la nuit.
Prestement, Catherine se glissa au-dehors. Les alentours etaient deserts et elle prit plaisir a fouler le sable doux des allees. Bientot apparurent le rideau de cypres et le mur bas qui fermait le domaine prive de Zobeida et dont la construction, tres recente, etait due sans doute a la presence du chevalier franc. L'escalader fut un jeu pour la jeune femme. Elle etait demeuree aussi souple, aussi agile qu'au temps ou, adolescente, elle courait sur les greves de Paris avec son ami Landry Pigeasse et grimpait rejoindre les macons sur les tours en construction des eglises.
Parvenue au sommet du mur, Catherine tenta de s'orienter. Elle apercut, au bout d'un miroir d'eau, un portique elegant flanque d'une tour carree que l'on appelait la tour des Dames et qui faisait partie des appartements prives de Zobeida. Derriere apparaissaient, confuses dans la nuit, les collines de Grenade car cette tour etait batie sur le rempart meme. Des lumieres brillaient sous le portique ou flanaient des esclaves. Catherine s'en detourna et, assez loin, vers la droite, elle reconnut avec un battement de c?ur, a la description faite par Marie, le pavillon que l'on appelait le palais du Prince. Encadre de cypres et de citronniers, il mirait dans une calme piece d'eau, a laquelle la lune arrachait des eclats, la forme elancee de ses colonnes et de son mirador elegant. La aussi brillaient des lumieres qui permirent a la jeune femme de distinguer les silhouettes menacantes des eunuques et leurs cimeterres luisants. Ils allaient et venaient devant l'entree de la demeure, d'un pas lent, mesure, presque mecanique, refletant dans le miroir liquide d'ou jaillissaient les lis d'eau leurs turbans jaunes et les broderies de leurs amples vetements.
Un moment, Catherine observa le pavillon, cherchant a apercevoir une silhouette familiere. Comment savoir si Arnaud etait vraiment la et s'il y etait seul ? Comment penetrer dans le petit palais si son occupant, cette nuit, ne sortait pas ? Autant de questions aux reponses difficiles...
Mais, habituee depuis longtemps a laisser sans reponse les problemes les plus epineux et a se lancer d'abord dans l'aventure en abandonnant au destin le soin de trancher, Catherine quitta sa crete de mur et se laissa glisser a terre sans faire le moindre bruit. Un instant, elle hesita sur le chemin a suivre. L'aspect menacant des eunuques de garde au pavillon la retenait de s'approcher trop. D'autre part, elle pouvait entendre une douce musique venue de la tour des Dames alors que, dans le petit palais, c'etait le silence. Comment savoir ou etait Arnaud ?
En arrivant a la lisiere d'un rideau de cypres qui s'avancait presque au bord du grand bassin precedant la tour, elle retint une exclamation de joie : le destin, une fois encore, avait repondu a son attente. Sous le portique de la tour, Arnaud venait d'apparaitre, seul. Vetu d'une ample gandoura blanche serree a la taille par une ceinture d'or, il s'avanca, d'un pas lent, jusqu'au bord de l'eau, s'assit sur la margelle de marbre.
Cette fois, il n'etait pas ivre, mais le c?ur de Catherine se serra en constatant qu'il offrait une parfaite image de la solitude et de l'ennui.
Elle ne lui avait jamais vu visage si sombre et la lumiere d'une lampe a huile pendue tout aupres n'en laissait aucun trait dans l'ombre...
Mais il etait seul, vraiment seul ! Quelle plus belle occasion pouvait-elle desirer ? Laissant la les babouches auxquelles elle n'etait pas encore parvenue a bien s'habituer, et qui la genaient pour courir, elle s'elanca...
Des mains brutales s'abattirent sur elle au moment precis ou elle jaillissait pres du bassin dans la zone eclairee par les lampes. Le saisissement et la peur lui arracherent un cri qui fit retourner Arnaud.
Instinctivement, elle se debattit dans l'etau des mains noires qui tentaient de l'immobiliser, mais elle n'etait pas de force. Les deux eunuques qui l'avaient attaquee etaient d'immenses Soudanais. Un seul aurait reussi, d'une seule main, a la maitriser. Mais, dans sa terreur, elle ne voyait tout de meme qu'une chose : son epoux ! Il etait la, tout pres. Il s'etait leve, allait s'approcher. Sous le voile qui maintenant l'etouffait parce que les Soudanais l'avaient serre contre son cou, Catherine voulut crier son nom. Aucun son ne sortit, mais, aupres d'Arnaud, la silhouette scintillante de Zobeida venait d'apparaitre.