Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (электронную книгу бесплатно без регистрации txt) 📗
Je suis oblige a la fortune, dequoi elle m'assaut si souvent de mesme sorte d'armes: Elle m'y faconne, et m'y dresse par usage, m'y durcit et habitue: je scay a peu pres mes-huy, en quoy j'en dois estre quitte. A faute de memoire naturelle, j'en forge de papier. Et comme quelque nouveau symptome survient a mon mal, je l'escris: d'ou il advient, qu'a cette heure, estant quasi passe par toute sorte d'exemples: si quelque estonnement me menace: feuilletant ces petits brevets descousus, comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver ou me consoler, de quelque prognostique favorable, en mon experience passee. Me sert aussi l'accoustumance, a mieux esperer pour l'advenir. Car la conduicte de ce vuidange, ayant continue si long temps; il est a croire, que nature ne changera point ce train, et n'en adviendra autre pire accident, que celuy que je sens. En outre; la condition de cette maladie n'est point mal advenante a ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m'assault mollement, elle me faict peur, car c'est pour long temps: Mais naturellement, elle a des excez vigoureux et gaillarts. Elle me secoue a outrance, pour un jour ou deux. Mes reins ont dure un aage, sans alteration; il y en a tantost un autre, qu'ils ont change d'estat. Les maux ont leur periode comme les biens: a l'advanture est cet accident a sa fin. L'aage affoiblit la chaleur de mon estomach; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue a mes reins. Pourquoy ne pourra estre a certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins; si qu'ils ne puissent plus petrifier mon flegme; et nature s'acheminer a prendre quelque autre voye de purgation? Les ans m'ont evidemment faict tarir aucuns rheumes; Pourquoy non ces excremens, qui fournissent de matiere a la grave?
Mais est-il rien doux, au prix de cette soudaine mutation; quand d'une douleur extreme, je viens par le vuidange de ma pierre, a recouvrer, comme d'un esclair, la belle lumiere de la sante: si libre, et si pleine: comme il advient en noz soudaines et plus aspres coliques? Y a il rien en cette douleur soufferte, qu'on puisse contrepoiser au plaisir d'un si prompt amendement? De combien la sante me semble plus belle apres la maladie, si voisine et si contigue, que je les puis recognoistre en presence l'une de l'autre, en leur plus hault appareil: ou elles se mettent a l'envy, comme pour se faire teste et contrecarre! Tout ainsi que les Stoiciens disent, que les vices sont utilement introduicts, pour donner prix et faire espaule a la vertu: nous pouvons dire, avec meilleure raison, et conjecture moins hardie, que nature nous a preste la douleur, pour l'honneur et service de la volupte et indolence. Lors que Socrates apres qu'on l'eust descharge de ses fers, sentit la friandise de cette demangeaison, que leur pesanteur avoit cause en ses jambes: il se resjouit, a considerer l'estroitte alliance de la douleur a la volupte: comme elles sont associees d'une liaison necessaire: si qu'a tours, elles se suyvent, et entr'engendrent: Et s'escrioit au bon Esope, qu'il deust avoir pris, de cette consideration, un corps propre a une belle fable.
Le pis que je voye aux autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si griefves en leur effect, comme elles sont en leur yssue. On est un an a se ravoir, tousjours plein de foiblesse, et de crainte. Il y a tant de hazard, et tant de degrez, a se reconduire a sauvete, que ce n'est jamais faict. Avant qu'on vous aye deffuble d'un couvrechef, et puis d'une calote, avant qu'on vous aye rendu l'usage de l'air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c'est grand cas si vous n'estes recheu en quelque nouvelle misere. Cette-cy a ce privilege, qu'elle s'emporte tout net. La ou les autres laissent tousjours quelque impression, et alteration, qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prestent la main les uns aux autres. Ceux la sont excusables, qui se contentent de leur possession sur nous, sans l'estendre, et sans introduire leur sequele: Mais courtois et gratieux sont ceux, de qui le passage nous apporte quelque utile consequence. Depuis ma colique, je me trouve descharge d'autres accidens: plus ce me semble que je n'estois auparavant, et n'ay point eu de fiebvre depuis. J'argumente, que les vomissemens extremes et frequents que je souffre, me purgent: et d'autre coste, mes degoustemens, et les jeusnes estranges, que je passe, digerent mes humeurs peccantes: et nature vuide en ces pierres, ce qu'elle a de superflu et nuysible. Qu'on ne me die point, que c'est une medecine trop cher vendue. Car quoy tant de puans breuvages, cauteres, incisions, suees, sedons, dietes, et tant de formes de guarir, qui nous apportent souvent la mort, pour ne pouvoir soustenir leur violence, et importunite? Par ainsi, quand je suis attaint, je le prens a medecine: quand je suis exempt, je le prens a constante et entiere delivrance.
Voicy encore une faveur de mon mal, particuliere. C'est qu'a peu pres, il faict son jeu a part, et me laisse faire le mien; ou il ne tient qu'a faute de courage: En sa plus grande esmotion, je l'ay tenu dix heures a cheval: Souffrez seulement, vous n'avez que faire d'autre regime: Jouez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encore cela, si vous pouvez; vostre desbauche y servira plus, qu'elle n'y nuira. Dictes en autant a un verole, a un goutteux, a un hernieux. Les autres maladies, ont des obligations plus universelles; gehennent bien autrement noz actions; troublent tout nostre ordre, et engagent a leur consideration, tout l'estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser la peau; elle vous laisse l'entendement, et la volonte en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains. Elle vous esveille pustost qu'elle ne vous assoupit. L'ame est frapee de l'ardeur d'une fiebvre, et atterree d'une epilepsie, et disloquee par une aspre micraine, et en fin estonnee par toutes les maladies qui blessent la masse, et les plus nobles parties: Icy, on ne l'attaque point. S'il luy va mal, a sa coulpe: Elle se trahit elle mesme, s'abandonne, et se desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader, que ce corps dur et massif, qui se cuyt en noz rognons, se puisse dissoudre par breuvages. Parquoy depuis qu'il est esbranle, il n'est que de luy donner passage, aussi bien le prendra-il.
Je remarque encore cette particuliere commodite; que c'est un mal, auquel nous avons peu a deviner. Nous sommes dispensez du trouble, auquel les autres maux nous jettent, par l'incertitude de leurs causes, et conditions, et progrez. Trouble infiniement penible. Nous n'avons que faire de consultations et interpretations doctorales: les sens nous montrent que c'est, et ou c'est.
Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j'essaye d'endormir et amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourvoyrons d'autres eschappatoires.
Qu'il soit vray. Voicy depuis de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy pour cela? je ne laisse de me mouvoir comme devant, et picquer apres mes chiens, d'une juvenile ardeur, et insolente. Et trouve que j'ay grand raison, d'un si important accident: qui ne me couste qu'une sourde poisanteur, et alteration en cette partie. C'est quelque grosse pierre, qui foulle et consomme la substance de mes roignons: et ma vie, que je vuide peu a peu: non sans quelque naturelle douceur, comme un excrement hormais superflu et empeschant. Or sens-je quelque chose qui crousle; ne vous attendez pas que j'aille m'amusant a recognoistre mon poux, et mes urines, pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse. Je seray assez a temps a sentir le mal, sans l'allonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desja de ce qu'il craint. Joint que la dubitation et ignorance de ceux, qui se meslent d'expliquer les ressorts de nature, et ses internes progrez: et tant de faux prognostiques de leur art, nous doit faire cognoistre, qu'ell'a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande incertitude, variete et obscurite, de ce qu'elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l'approche de la mort: de tous les autres accidents, je voy peu de signes de l'advenir, surquoy nous ayons a fonder nostre divination.
Je ne me juge que par vray sentiment, non par discours: A quoy faire? puisque je n'y veux apporter que l'attente et la patience. Voulez vous scavoir combien je gaigne a cela? Regardez ceux qui font autrement, et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils: combien souvent l'imagination les presse sans le corps. J'ay maintesfois prins plaisir estant en seurte, et delivre de ces accidens dangereux, de les communiquer aux medecins, comme naissans lors en moy: Je souffrois l'arrest de leurs horribles conclusions, bien a mon aise; et en demeurois de tant plus oblige a Dieu de sa grace, et mieux instruict de la vanite de cet art.
Il n'est rien qu'on doive tant recommander a la jeunesse, que l'activete et la vigilance. Nostre vie, n'est que mouvement. Je m'esbransle difficilement, et suis tardif par tout: a me lever, a me coucher, et a mes repas. C'est matin pour moy que sept heures: et ou je gouverne; je ne disne, ny avant onze, ny ne souppe, qu'apres six heures. J'ay autrefois attribue la cause des fiebvres, et maladies ou je suis tombe, a la pesanteur et assoupissement, que le long sommeil m'avoit apporte. Et me suis tousjours repenty de me rendormir le matin. Platon veut plus de mal a l'exces du dormir, qu'a l'exces du boire. J'ayme a coucher dur, et seul; voire sans femme, a la royalle: un peu bien couvert. On ne bassine jamais mon lict; mais depuis la vieillesse, on me donne quand j'en ay besoing, des draps, a eschauffer les pieds et l'estomach. On trouvoit a redire au grand Scipion, d'estre dormart, non a mon advis pour autre raison, sinon qu'il faschoit aux hommes, qu'en luy seul, il n'y eust aucune chose a redire. Si j'ay quelque curiosite en mon traictement, c'est plustost au coucher qu'a autre chose; mais je cede et m'accommode en general, autant que tout autre, a la necessite. Le dormir a occupe une grande partie de ma vie: et le continue encores en cet aage, huict ou neuf heures, d'une haleine. Je me retire avec utilite, de cette propension paresseuse: et en vaulx evidemment mieux. Je sens un peu le coup de la mutation: mais c'est faict en trois jours. Et n'en voy gueres, qui vive a moins, quand il est besoin: et qui s'exerce plus constamment, ny a qui les corvees poisent moins. Mon corps est capable d'une agitation ferme; mais non pas vehemente et soudaine. Je fuis meshuy, les exercices violents, et qui me meinent a la sueur: mes membres se lassent avant qu'ils s'eschauffent. Je me tiens debout, tout le long d'un jour, et ne m'ennuye point a me promener: Mais sur le pave, depuis mon premier aage, je n'ay ayme d'aller qu'a cheval. A pied, je me crotte jusques aux fesses: et les petites gens, sont subjects par ces rues, a estre chocquez et coudoyez a faute d'apparence. Et ay ayme a me reposer, soit couche, soit assis, les jambes autant ou plus haultes que le siege.