Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (электронную книгу бесплатно без регистрации txt) 📗
Je me deffais tous les jours par discours, de cette humeur puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d'esmouvoir par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconveniens outre leur mesure, pour attirer leurs larmes: Et la fermete que nous louons en chacun, a soustenir sa mauvaise fortune, nous l'accusons et reprochons a nos proches, quand c'est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu'ils se ressentent de nos maux, si encores ils ne s'en affligent. Il faut estendre la joye, mais retrancher autant qu'on peut la tristesse. Qui se faict plaindre sans raison, est homme pour n'estre pas plaint, quand la raison y sera. C'est pour n'estre jamais plaint, que se plaindre tousjours, faisant si souvent le piteux, qu'on ne soit pitoyable a personne. Qui se faict mort vivant, est subject d'estre tenu pour vif mourant. J'en ay veu prendre la chevre, de ce qu'on leur trouvoit le visage frais, et le pouls pose: contraindre leur ris, par ce qu'il trahissoit leur guairison: et hair la sante, de ce qu'elle n'estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n'estoyent pas femmes.
Je represente mes maladies, pour le plus, telles qu'elles sont, et evite les paroles de mauvais prognostique, et les exclamations composees. Sinon l'allegresse, aumoins la contenance rassise des assistans, est propre, pres d'un sage malade. Pour se voir en un estat contraire, il n'entre point en querelle avec la sante. Il luy plaist de la contempler en autruy, forte et entiere; et en jouyr au moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne rejecte pas du tout les pensees de la vie, ny ne fuit les entretiens communs. Je veux estudier la maladie quand je suis sain: quand elle y est, elle faict son impression assez reele, sans que mon imagination l'aide. Nous nous preparons avant la main, aux voyages que nous entreprenons, et y sommes resolus: l'heure qu'il nous faut monter a cheval, nous la donnons a l'assistance, et en sa faveur, l'estendons.
Je sens ce proffit inespere de la publication de mes moeurs, qu'elle me sert aucunement de regle. Il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l'histoire de ma vie. Cette publique declaration, m'oblige de me tenir en ma route; et a ne desmentir l'image de mes conditions: communement moins desfigurees et contredictes, que ne porte la malignite, et maladie des jugemens d'aujourd'huy. L'uniformite et simplesse de mes moeurs, produict bien un visage d'aisee interpretation, mais parce que la facon en est un peu nouvelle, et hors d'usage, elle donne trop beau jeu a la mesdisance. Si est-il vray, qu'a qui me veut loyallement injurier, il me semble fournir bien suffisamment, ou mordre, en mes imperfections advouees, et cogneues: et dequoy s'y saouler, sans s'escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme l'accusation, et la descouverte, il luy semble que je luy esdente sa morsure, c'est raison qu'il prenne son droict, vers l'amplification et extention: L'offence a ses droicts outre la justice: Et que les vices dequoy je luy montre des racines chez moy, il les grossisse en arbres: Qu'il y employe non seulement ceux qui me possedent, mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Injurieux vices, et en qualite, et en nombre. Qu'il me batte par la.
J'embrasseroy volontiers l'exemple du Philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer sur le subjet de son origine: Il luy coupa broche: Je suis, dit-il, fils d'un serf, boucher, stigmatize, et d'une putain, que mon pere espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour quelque mesfaict. Un orateur m'achetta enfant, me trouvant beau et advenant: et m'a laisse mourant tous ses biens; lesquels ayant transporte en cette ville d'Athenes, je me suis addonne a la philosophie. Que les historiens ne s'empeschent a chercher nouvelles de moy: je leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et libre, enerve le reproche, et desarme l'injure.
Tant y a que tout conte, il me semble qu'aussi souvent on me loue, qu'on me desprise outre la raison. Comme il me semble aussi que des mon enfance, en rang et degre d'honneur, on m'a donne lieu, plustost au dessus, qu'au dessoubs de ce qui m'appartient.
Je me trouveroy mieux en pais, auquel ces ordres fussent ou reiglez ou mesprisez. Entre les masles depuis que l'altercation de la prerogative au marcher ou a se seoir, passe trois repliques, elle est incivile. Je ne crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir a une si importune contestation. Et jamais homme n'a eu envie de ma presseance, a qui je ne l'aye quittee.
Outre ce profit, que je tire d'escrire de moy, j'en ay espere cet autre, que s'il advenoit que mes humeurs pleussent, et accordassent a quelque honneste homme, avant mon trespas, il rechercheroit de nous joindre. Je luy ay donne beaucoup de pais gaigne: car tout ce qu'une longue cognoissance et familiarite, luy pourroit avoir acquis en plusieurs annees, il l'a veu en trois jours dans ce registre, et plus seurement et exactement. Plaisante fantasie: plusieurs choses, que je ne voudroy dire au particulier, je les dis au public. Et sur mes plus secretes sciences ou pensees, renvoye a une boutique de Libraire, mes amis plus feaux:
Excutienda damus pr?cordia .
Si a si bonnes enseignes, j'eusse sceu quelqu'un qui m'eust este propre, certes je l'eusse este trouver bien loing. Car la douceur d'une sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter a mon gre. Eh qu'est-ce qu'un amy! Combien est vraye cette ancienne sentence, que l'usage en est plus necessaire, et plus doux, que des elemens de l'eau et du feu!
Pour revenir a mon conte. Il n'y a donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et a part. Si estimons nous a devoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgratiees que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui en viennent la, de trainer languissans un long espace de vie, ne devroient a l'advanture souhaiter, d'empescher de leur misere une grande famille. Pourtant les Indois en certaine province, estimoient juste de tuer celuy, qui seroit tombe en telle necessite: En une autre de leurs provinces, ils l'abandonnoient seul a se sauver, comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables? les offices communs n'en vont point jusques la. Vous apprenez la cruaute par force, a vos meilleurs amis: durcissant et femme et enfans, par long usage, a ne sentir et plaindre plus vos maux. Les souspirs de ma cholique, n'apportent plus d'esmoy a personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation (ce qui n'advient pas tousjours, pour la disparite des conditions, qui produict aisement mespris ou envie, envers qui que ce soit) n'est-ce pas trop, d'en abuser tout un aage? Plus je les verrois se contraindre de bon coeur pour moy, plus je plaindrois leur peine. Nous avons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autruy: et nous estayer en leur ruyne. Comme celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se servir de leur sang, a guarir une sienne maladie: Ou cet autre, a qui on fournissoit des jeunes tendrons, a couver la nuict ses vieux membres: et mesler la douceur de leur haleine, a la sienne aigre et poisante.
La decrepitude est qualite solitaire. Je suis sociable jusques a l'exces. Si me semble-il raisonnable, que meshuy je soustraye de la veue du monde, mon importunite, et la couve moy seul. Que je m'appile et me recueille en ma coque, comme les tortues: j'apprenne a veoir les hommes, sans m'y tenir. Je leur ferois outrage en un pas si pendant. Il est temps de tourner le dos a la compagnie.
Mais en ces voyages vous serez arreste miserablement en un caignart, ou tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, je les porte quant et moy: Et puis, nous ne scaurions eviter la fortune, si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d'extraordinaire, quand je suis malade: Ce que nature ne peut en moy, je ne veux pas qu'un bolus le face. Tout au commencement de mes fievres, et des maladies qui m'atterrent, entier encores, et voisin de la sante, je me reconcilie a Dieu, par les derniers offices Chrestiens. Et m'en trouve plus libre, et descharge; me semblant en avoir d'autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, il m'en faut moins que de medecins. Ce que je n'auray estably de mes affaires tout sain, qu'on ne s'attende point que je le face malade: Ce que je veux faire pour le service de la mort, est tousjours faict. Je n'oserois le dislayer d'un seul jour. Et s'il n'y a rien de faict, c'est a dire, ou que le doubte m'en aura retarde le choix: car par fois, c'est bien choisir de ne choisir pas: ou que tout a faict, je n'auray rien voulu faire.
J'escris mon livre a peu d'hommes, et a peu d'annees. Si c'eust este une matiere de duree, il l'eust fallu commettre a un langage plus ferme: Selon la variation continuelle, qui a suivy le nostre jusques a cette heure, qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, d'icy a cinquante ans? Il escoule touts les jours de nos mains: et depuis que je vis, s'est altere de moitie. Nous disons, qu'il est a cette heure parfaict. Autant en dict du sien, chasque siecle. Je n'ay garde de l'en tenir la tant qu'il fuira, et s'ira difformant comme il faict. C'est aux bons et utiles escrits, de le clouer a eux, et ira son credit, selon la fortune de nostre estat.
Pourtant ne crains-je point d'y inserer plusieurs articles privez, qui consument leur usage entre les hommes qui vivent aujourd'huy: et qui touchent la particuliere science d'aucuns, qui y verront plus avant, que de la commune intelligence. Je ne veux pas, apres tout, comme je vois souvent agiter la memoire des trespassez, qu'on aille debattant: Il jugeoit, il vivoit ainsin: il vouloit cecy: s'il eust parle sur sa fin il eust dict, il eust donne; je le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la bien-seance me le permet, je fais icy sentir mes inclinations et affections: Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-je de bouche, a quiconque desire en estre informe. Tant y a, qu'en ces memoires, si on y regarde, on trouvera que j'ay tout dit, ou tout designe: Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt.
Verum animo satis h?c vestigia parva sagaci,
Sunt, per qu? possis cognoscere c?tera tute:
Je ne laisse rien a desirer, et deviner de moy. Si on doit s'en entretenir, je veux que ce soit veritablement et justement. Je reviendrois volontiers de l'autre monde, pour dementir celuy, qui me formeroit autre que je n'estois; fust-ce pour m'honorer. Des vivans mesme, je sens qu'on parle tousjours autrement qu'ils ne sont. Et si a toute force, je n'eusse maintenu un amy que j'ay perdu, on me l'eust deschire en mille contraires visages.
Pour achever de dire mes foibles humeurs: J'advoue, qu'en voyageant, je n'arrive guere en logis, ou il ne me passe par la fantasie, si j'y pourray estre, et malade, et mourant a mon aise: Je veux estre loge en lieu, qui me soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou estouffe. Je cherche a flatter la mort, par ces frivoles circonstances. Ou pour mieux dire, a me descharger de tout autre empeschement: afin que je n'aye qu'a m'attendre a elle, qui me poisera volontiers assez, sans autre recharge. Je veux qu'elle ait sa part a l'aisance et commodite de ma vie: C'en est un grand lopin, et d'importance, et espere meshuy qu'il ne dementira pas le passe.