Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (электронную книгу бесплатно без регистрации txt) 📗
Mes amis m'importunent estrangement, quand ils me requierent, de requerir un tiers. Et ne me semble guere moins de coust, desengager celuy qui me doibt, usant de luy: que m'engager envers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et cet'autre, qu'ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car j'ay denonce a tout soing guerre capitale) je suis commodement facile et prest au besoing de chacun. Mais j'ay encore plus fuy a recevoir, que je n'ay cherche a donner: aussi est il bien plus ayse selon Aristote. Ma fortune m'a peu permis de bien faire a autruy: et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement loge. Si elle m'eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes, j'eusse este ambitieux de me faire aymer: non de me faire craindre ou admirer. L'exprimeray-je plus insolamment? j'eusse autant regarde, au plaire, qu'au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la bouche d'un tres bon Capitaine, et meilleur Philosophe encores, estime sa bonte et ses biensfaicts, loing au dela de sa vaillance, et belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout ou il se veut faire valoir, poise sa debonnairete et humanite, au dessus de sa hardiesse et de ses victoires: et a tousjours en la bouche ce glorieux mot, Qu'il a laisse aux ennemys, autant a l'aymer, qu'aux amys.
Je veux donc dire, que s'il faut ainsi debvoir quelque chose, ce doibt estre a plus legitime tiltre, que celuy dequoy je parle, auquel la loy de cette miserable guerre m'engage: et non d'un si gros debte, comme celuy de ma totale conservation: il m'accable. Je me suis couche mille fois chez moy, imaginant qu'on me trahiroit et assommeroit cette nuict la: composant avec la fortune, que ce fust sans effroy et sans langueur: Et me suis escrie apres mon patenostre,
Impius h?c tam culta novalia miles habebit?
Quel remede? c'est le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres: ils y ont mis leur affection et leur nom: Nous nous durcissons a tout ce que nous accoustumons. Et a une miserable condition, comme est la nostre, c'a este un tresfavorable present de nature, que l'accoustumance, qui endort nostre sentiment a la souffrance de plusieurs maux. Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa propre maison.
Quam miserum, porta vitam muroque tueri,
Vixque su? tutum viribus esse domus!
C'est grande extremite, d'estre presse jusques dans son mesnage, et repos domestique. Le lieu ou je me tiens, est tousjours le premier et le dernier, a la batterie de nos troubles: et ou la paix n'a jamais son visage entier,
Tum quoque cum pax est, trepidant formidine belli .
quoties pacem fortuna lacessit,
Hac iter est bellis.
Melius fortuna dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidaque sub Arcto,
Errantesque domos .
Je tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations, de la nonchalance et laschete. Elles nous menent aussi aucunement a la resolution. Il m'advient souvent, d'imaginer avec quelque plaisir, les dangers mortels, et les attendre. Je me plonge la teste baissee, stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut, et m'estouffe en un instant, d'un puissant sommeil, plein d'insipidite et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la consequence que j'en prevoy, me donne plus de consolation, que l'effait de crainte. Ils disent, comme la vie n'est pas la meilleure, pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n'estre pas longue. Je ne m'estrange pas tant de l'estre mort, comme j'entre en confidence avec le mourir. Je m'enveloppe et me tapis en cet orage, qui me doit aveugler et ravir de furie, d'une charge prompte et insensible.
Encore s'il advenoit, comme disent aucuns jardiniers, que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx et des oignons, d'autant qu'ils succent et tirent a eux, ce qu'il y a de mauvaise odeur en la terre: Aussi que ces depravees natures, humassent tout le venin de mon air et du climat, et m'en rendissent d'autant meilleur et plus pur, par leur voysinage: que je ne perdisse pas tout. Cela n'est pas: mais de cecy il en peut estre quelque chose, que la bonte est plus belle et plus attraiante quand elle est rare, et que la contrariete et diversite, roidit et resserre en soy le bien faire: et l'enflamme par la jalousie de l'opposition, et par la gloire.
Les voleurs de leur grace, ne m'en veulent pas particulierement: Ne fay-je pas moy a eux. Il m'en faudroit a trop de gents. Pareilles consciences logent sous diverses sortes de robes. Pareille cruaute, desloyaute, volerie. Et d'autant pire, qu'elle est plus lasche, plus seure, et plus obscure, sous l'ombre des loix. Je hay moins l'injure professe que trahitresse; guerriere que pacifique et juridique. Nostre fievre est survenue en un corps, qu'elle n'a de guere empire. Le feu y estoit, laflamme s'y est prinse. Le bruit est plus grand: le mal, de peu.
Je respons ordinairement, a ceux qui me demandent raison de mes voyages: Que je scay bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Si on me dit, que parmy les estrangers il y peut avoir aussi peu de sante, et que leurs moeurs ne sont pas mieux nettes que les nostres: Je respons premierement, qu'il est mal-ayse:
Tam mult? scelerum facies.
Secondement, que c'est tousjours gain, de changer un mauvais estat a un estat incertain. Et que les maux d'autruy ne nous doivent pas poindre comme les nostres.
Je ne veux pas oublier cecy, que je ne me mutine jamais tant contre la France, que je ne regarde Paris de bon oeil: Elle a mon coeur des mon enfance: Et m'en est advenu comme des choses excellentes: plus j'ay veu depuis d'autres villes belles, plus la beaute de cette cy, peut, et gaigne sur mon affection. Je l'ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere: Je l'ayme tendrement, jusques a ses verrues et a ses taches. Je ne suis Francois, que par cette grande cite: grande en peuples, grande en felicite de son assiette: mais sur tout grande, et incomparable en variete, et diversite de commoditez: La gloire de la France, et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions entiere et unie, je je la trouve deffendue de toute autre violence. Je l'advise, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la metra en discorde: Et ne crains pour elle, qu'elle mesme: Et crains pour elle, autant certes, que pour autre piece de cet estat. Tant qu'elle durera, je n'auray faute de retraicte, ou rendre mes abboys: suffisante a me faire perdre le regret de tout'autre retraicte.
Non par ce que Socrates l'a dict, mais par ce qu'en verite c'est mon humeur, et a l'avanture non sans quelque excez, j'estime tous les hommes mes compatriotes: et embrasse un Polonois comme un Francois; postposant cette lyaison nationale, a l'universelle et commune. Je ne suis guere feru de la douceur d'un air naturel: Les cognoissances toutes neufves, et toutes miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites cognoissances du voisinage: Les amitiez pures de nostre acquest, emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du climat, ou du sang, nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits: comme les Roys de Perse qui s'obligeoient de ne boire jamais autre eau, que celle du fleuve de Choaspez, renoncoyent par sottise, a leur droict d'usage en toutes les autres eaux: et assechoient pour leur regard, tout le reste du monde.
Ce que Socrates feit sur sa fin, d'estimer une sentence d'exil pire, qu'une sentence de mort contre soy: je ne seray, a mon advis, jamais ny si casse, ny si estroittement habitue en mon pais, que je le feisse. Ces vies celestes, ont assez d'images, que j'embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi, de si eslevees, et extraordinaires, que par estimation mesme je ne les puis embrasser, d'autant que je ne les puis concevoir. Cette humeur fut bien tendre a un homme, qui jugeoit le monde sa ville. Il est vray, qu'il dedaignoit les peregrinations, et n'avoit guere mis le pied hors le territoire d'Attique. Quoy, qu'il plaignoit l'argent de ses amis a desengager sa vie: et qu'il refusa de sortir de prison par l'entremise d'autruy, pour ne desobeir aux loix en un temps, qu'elles estoient d'ailleurs si fort corrompues? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy. De la seconde, sont d'autres, que je pourroy trouver en ce mesme personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action: mais aucuns surpassent encore la force de mon jugement.
Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L'ame y a une continuelle exercitation, a remarquer des choses incogneues et nouvelles. Et je ne scache point meilleure escole, comme j'ay dict souvent, a faconner la vie, que de luy proposer incessamment la diversite de tant d'autres vies, fantasies, et usances: et luy faire gouster une si perpetuelle variete de formes de nostre nature. Le corps n'y est ny oisif ny travaille: et cette moderee agitation le met en haleine. Je me tien a cheval sans demonter, tout choliqueux que je suis, et sans m'y ennuyer, huict et dix heures,
vires ultra sortemque senect? .
Nulle saison m'est ennemye, que le chaut aspre d'un Soleil poignant. Car les ombrelles, dequoy depuis les anciens Romains l'Italie se sert, chargent plus les bras, qu'ils ne deschargent la teste. Je voudroy scavoir quelle industrie c'estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et des ombrages a leur poste, comme dict Xenophon. J'ayme les pluyes et les crotes comme les cannes. La mutation d'air et de climat ne me touche point. Tout ciel m'est un. Je ne suis battu que des alterations internes, que je produicts en moy, et celles la m'arrivent moins en voyageant.
Je suis mal-aise a esbranler: mais estant avoye, je vay tant qu'on veut. J'estrive autant aux petites entreprises, qu'aux grandes: et a m'equiper pour faire une journee, et visiter un voisin, que pour un juste voyage. J'ay apris a faire mes journees a l'Espagnole, d'une traicte: grandes et raisonnables journees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du Soleil couchant jusques au levant. L'autre facon de repaistre en chemin, en tumulte et haste, pour la disnee, nommement aux cours jours, est incommode. Mes chevaux en valent mieux: Jamais cheval ne m'a failly, qui a sceu faire avec moy la premiere journee. Je les abreuve par tout: et regarde seulement qu'ils ayent assez de chemin de reste, pour battre leur eau. La paresse a me lever, donne loisir a ceux qui me suyvent, de disner a leur aise, avant partir. Pour moy, je ne mange jamais trop tard: l'appetit me vient en mangeant, et point autrement: je n'ay point de faim qu'a table.