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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (электронную книгу бесплатно без регистрации txt) 📗

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Les astres ont fatalement destine l'estat de Rome, pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre: Il comprend en soy toutes les formes et avantures, qui touchent un'estat: Tout ce que l'ordre y peut, et le trouble, et l'heur, et le mal'heur. Qui se doit desesperer de sa condition, voyant les secousses et mouvemens dequoy celuy la fut agite, et qu'il supporta? Si l'estendue de la domination, est la sante d'un estat, dequoy je ne suis aucunement d'advis (et me plaist Isocrates, qui instruit Nicocles, non d'envier les Princes, qui ont des dominations larges, mais qui scavent bien conserver celles qui leur sont escheues) celuy-la ne fut jamais si sain, que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A peine recongnoist-on l'image d'aucune police, soubs les premiers Empereurs: c'est la plus horrible et la plus espesse confusion qu'on puisse concevoir. Toutesfois il la supporta: et y dura, conservant, non pas une monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations, si diverses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement commandees, et injustement conquises.

nec gentibus ullis

Commodat in populum terr? pelagique potentem,

Invidiam fortuna suam .

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'un si grand corps tient a plus d'un clou. Il tient mesme par son antiquite: comme les vieux bastimens, ausquels l'aage a desrobe le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix,

nec jam validis radicibus h?rens,

Pondere tuta suo est.

D'avantage ce n'est pas bien procede, de recognoistre seulement le flanc et le fosse: pour juger de la seurete d'une place, il faut voir, par ou on y peut venir, en quel estat est l'assaillant. Peu de vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere. Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous: En tous les grands estats, soit de Chrestiente, soit d'ailleurs, que nous cognoissons, regardez y, vous y trouverez une evidente menasse de changement et de ruyne:

Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes

Tempestas.

Les astrologues ont beau jeu, a nous advertir, comme ils font, de grandes alterations, et mutations prochaines: leurs devinations sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela.

Nous n'avons pas seulement a tirer consolation, de cette societe universelle de mal et de menasse: mais encores quelque esperance, pour la duree de nostre estat: d'autant que naturellement, rien ne tombe, la ou tout tombe: La maladie universelle est la sante particuliere: La conformite, est qualite ennemie a la dissolution. Pour moy, je n'en entre point au desespoir, et me semble y voir des routes a nous sauver:

Deus h?c fortasse benigna

Reducet in sedem vice .

Qui scait, si Dieu voudra qu'il en advienne, comme des corps qui se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefves maladies: lesquelles leur rendent une sante plus entiere et plus nette, que celle qu'elles leur avoient oste?

Ce qui me poise le plus, c'est qu'a conter les symptomes de nostre mal, j'en vois autant de naturels, et de ceux que le ciel nous envoye, et proprement siens, que de ceux que nostre desreiglement, et l'imprudence humaine y conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous avons assez dure, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n'est pas alteration en la masse, entiere et solide, mais sa dissipation et divulsion: l'extreme de noz craintes.

Encores en ces revasseries icy crains-je la trahison, de ma memoire, que par inadvertance, elle m'aye faict enregistrer une chose deux fois. Je hay a me recognoistre: et ne retaste jamais qu'envis ce qui m'est une fois eschappe. Or je n'apporte icy rien de nouvel apprentissage. Ce sont imaginations communes: les ayant a l'avanture conceues cent fois, j'ay peur de les avoir desja enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut ce dans Homere: Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n'ont qu'une montre superficielle et passagere. Je me desplais de l'inculcation, voire aux choses utiles, comme en Seneque. Et l'usage de son escole Stoique me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et au large, les principes et presuppositions, qui servent en general: et realleguer tousjours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles. Ma memoire s'empire cruellement tous les jours:

Pocula Leth?os ut si ducentia somnos,

Arente fauce traxerim .

Il faudra doresnavant (car Dieu mercy jusques a cette heure, il n'en est pas advenu de faute) qu'au lieu que les autres cherchent temps, et occasion de penser a ce qu'ils ont a dire, je fuye a me preparer, de peur de m'attacher a quelque obligation, de laquelle j'aye a despendre. L'estre tenu et oblige, me fourvoye: et le despendre d'un si foible instrument qu'est ma memoire.

Je ne lis jamais cette histoire, que je ne m'en offence, d'un ressentiment propre et naturel. Lyncestez accuse de conjuration, contre Alexandre, le jour qu'il fut mene en la presence de l'armee, suivant la coustume, pour estre ouy en ses deffences, avoit en sa teste une harangue estudiee, de laquelle tout hesitant et begayant il prononca quelques paroles: Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu'il lucte avec sa memoire, et qu'il la retaste, le voila charge et tue a coups de pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins: le tenans pour convaincu. Son estonnement et son silence, leur servit de confession. Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n'est a leur advis, plus la memoire qui luy manque: c'est la conscience qui luy bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c'est bien dit. Le lieu estonne, l'assistance, l'expectation, lors mesme qu'il n'y va que de l'ambition de bien dire. Que peut-on faire, quand c'est une harangue, qui porte la vie en consequence?

Pour moy, cela mesme, que je sois lie a ce que j'ay a dire, sert a m'en desprendre. Quand je me suis commis et assigne entierement a ma memoire, je pends si fort sur elle, que je l'accable: elle s'effraye de sa charge. Autant que je m'en rapporte a elle; je me mets hors de moy: jusques a essayer ma contenance: Et me suis veu quelque jour en peine, de celer la servitude en laquelle j'estois entrave: La ou mon dessein est, de representer en parlant, une profonde nonchalance d'accent et de visage, et des mouvemens fortuites et impremeditez, comme naissans des occasions presentes: aymant aussi cher ne rien dire qui vaille, que de montrer estre venu prepare pour bien dire: Chose messeante, sur tout a gens de ma profession: et chose de trop grande obligation, a qui ne peut beaucoup tenir: L'apprest donne plus a esperer, qu'il ne porte. On se met souvent sottement en pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu'en saye.Nihil est his, qui placere volunt, tam adversarium, quam expectatio .

Ils ont laisse par escrit de l'orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des pieces de son oraison, en trois, ou en quatre; ou le nombre de ses arguments et raisons, il luy advenoit volontiers, ou d'en oublier quel-qu'un, ou d'y en adjouster un ou deux de plus. J'ay tousjours bien evite, de tomber en cet inconvenient: ayant hay ces promesses et prescriptions: Non seulement pour la deffiance de ma memoire: mais aussi pource que cette forme retire trop a l'artiste. Simpliciora militares decent. Baste, que je me suis meshuy promis, de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect: Car quant a parler en lisant son escript: outre ce qu'il est tresinepte, il est de grand desavantage a ceux, qui par nature pouvoient quelque chose en l'action. Et de me jetter a la mercy de mon invention presente, encore moins: Je l'ay lourde et trouble, qui ne scauroit fournir aux soudaines necessitez, et importantes.

Laisse Lecteur courir encore ce coup d'essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de ma peinture. J'adjouste, mais je ne corrige pas: Premierement, par ce que celuy qui a hypotheque au monde son ouvrage, je trouve apparence, qu'il n'y ayt plus de droict: Qu'il die, s'il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a vendue: De telles gens, il ne faudroit rien acheter qu'apres leur mort: Qu'ils y pensent bien, avant que de se produire. Qui les haste?

Mon livre est tousjours un: sauf qu'a mesure, qu'on se met a le renouveller, afin que l'achetteur ne s'en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d'y attacher (comme ce n'estqu'une marqueterie mal jointe) quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier a chacune des suivantes, par une petite subtilite ambitieuse. De la toutesfois il adviendra facilement, qu'il s'y mesle quelque transposition de chronologie: mes contes prenants place selon leur opportunite, non tousjours selon leur aage.

Secondement, a cause que pour mon regard, je crains de perdre au change: Mon entendement ne va pas tousjours avant, il va a reculons aussi: Je ne me deffie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou tierces, que premieres: ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent, comme nous corrigeons les autres. Je suis euvieilly de nombre d'ans, depuis mes premiers publications, qui furent l'an mille cinq cens quatre vingts. Mais je fais doute que je sois assagi d'un pouce. Moy a cette heure, et moy tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, je n'en puis rien dire. Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l'amendement. C'est un mouvement d'yvroigne, titubant, vertigineux, informe: ou des jonchez, que l'air manie casuellement selon soy.

Antiochus avoit vigoureusement escript en faveur de l'Academie: il print sur ses vieux ans un autre party: lequel des deux je suyvisse, seroit ce pas tousjours suivre Antiochus? Apres avoir estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines, estoit ce pas establir le doubte, non la certitude? et promettre, qui luy eust donne encore un aage a durer, qu'il estoit tousjours en termes de nouvelle agitation: non tant meilleure, qu'autre.

La faveur publique m'a donne un peu plus de hardiesse que je n'esperois: mais ce que je crains le plus, c'est desaouler. J'aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict un scavant homme de mon temps. La louange est tousjours plaisante, de qui, et pourquoy elle vienne: Si faut-il pour s'en aggreer justement, estre informe de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen de se recommander. L'estimation vulgaire et commune, se voit peu heureuse en rencontre: Et de mon temps, je suis trompe, si les pires escrits ne sont ceux qui ont gaigne le dessus du vent populaire. Certes je rends graces a des honnestes hommes, qui daignent prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n'est lieu ou les fautes de la facon paroissent tant, qu'en une matiere qui de soy n'a point de recommandation: Ne te prens point a moy, Lecteur, de celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inadvertance d'autruy: chasque main, chasque ouvrier, y apporte les siennes. Je ne me mesle, ny d'orthographe (et ordonne seulement qu'ils suivent l'ancienne) ny de la punctuation: je suis peu expert en l'un et en l'autre. Ou ils rompent du tout le sens, je m'en donne peu de peine, car aumoins ils me deschargent: Mais ou ils en substituent un faux, comme ils font si souvent, et me destournent a leur conception, ils me ruynent. Toutesfois quand la sentence n'est forte a ma mesure, un honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien je suis peu laborieux, combien je suis faict a ma mode, croira facilement, que je redicterois plus volontiers, encore autant d'Essais, que de m'assujettir a resvivre ceux-cy, pour cette puerile correction.

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