Catherine Il suffit d'un amour Tome 1 - Бенцони Жюльетта (книги бесплатно без TXT) 📗
Sara continuait ses soins a Catherine. Ils consistaient en boissons rafraichissantes, en drogues bizarres qu'elle lui faisait prendre pour faire revenir les forces et sur la composition desquelles, la bohemienne demeurait fort discrete sauf en ce qui concernait les tisanes de verveine. Elle lui en faisait boire continuellement, comme souveraine contre tous maux.
Peu a peu d'ailleurs, Catherine et meme Jacquette s'accoutumaient a la presence de la femme au teint sombre. Barnabe leur en avait conte l'histoire. Sara etait nee dans l'ile de Chypre au milieu de l'une des tribus zinganas etablies dans l'ile. Mais toute jeune, elle avait ete prise par les Turcs, vendue au marche de Candie a un marchand venitien qui l'avait ramenee chez lui. A Venise, Sara etait demeuree une dizaine d'annees et c'etait la qu'elle avait appris sa science des herbes qui guerissent. Son maitre etant venu a mourir, elle avait ete rachetee par un changeur lombard qui venait s'installer a Paris. Mais c'etait un homme brutal et cruel. Continuellement maltraitee, Sara s'etait enfuie, un soir d'hiver. Elle avait cherche refuge dans une eglise ou Maillet-le-loup, le faux aveugle, l'avait trouvee grelottant de froid et de faim.
Il l'avait emmenee chez lui, dans sa taniere de la Cour Saint-Sauveur.
Depuis, elle lui servait de menagere. Sara-la-Noire, outre ses talents de guerisseuse, toujours precieux chez les gueux, savait lire l'avenir dans les mains. Cela lui valait d'etre parfois appelee, en grand secret, dans quelque noble demeure... Courant ainsi par la ville et penetrant la ou bien des gens ne pouvaient le faire, Sara apprenait beaucoup de choses sur la ville et la Cour. Elle savait une foule d'histoires et demeurait des heures, accroupie pres de l'atre, entre Catherine et sa mere, partageant avec elles le vin aux herbes qu'elle faisait comme personne et bavardant inlassablement de sa voix paisible et chantante.
Histoires de sa lointaine tribu ou potins de la Cour, tout y passait ! Et presque chaque soir, quand Barnabe renterait de « ses affaires », il trouvait les trois femmes reunies, cherchant dans leur mutuelle societe une maniere de reconfort. Il s'asseyait alors au milieu de cette etrange famille que le hasard lui avait constituee et apportait a son tour les bruits du dehors.
Quand la nuit etait tout a fait close et que le royaume des truands s'eveillait a sa tumultueuse vie nocturne, la presence du Coquillart etait indispensable pour calmer les frayeurs de ses invitees. C'est qu'elle etait terrifiante la Grande Cour des Miracles a l'heure ou ses membres lui revenaient et le quartier de Barnabe etait loin d'etre calme ! Des avant matines et jusqu'a ce que le cor de la guette sonnat d'une des tours du Chatelet pour annoncer le lever du jour et la releve de la garde des portes, une inquietante cohue emplissait la place, sortie de toutes les tanieres, de toutes les ruelles. Alors, les perclus se redressaient, les aveugles voyaient, les plaies purulentes, qui soulevaient le c?ur et la charite des bonnes ames, etaient arrachees d'un revers de main et ce miracle quotidien qui avait donne son nom a ces sortes d'endroits, lachait une foule avide et brutale. Cela hurlait, chantait et festoyait toute la nuit. Il y avait alors pres de 80 000
mendiants, vrais ou faux, dans Paris.
La regle du royaume de Thune voulait que tout ce qui avait ete recolte, mendie ou vole dans la journee, fut devore dans la nuit meme.
On festoyait, apres avoir jete a la masse commune, aux pieds du roi de Thune, la recolte de la journee. De grands feux s'allumaient en plein vent, sur lesquels rotissaient des animaux entiers. Des tonneaux etaient mis en perce et des marmites bouillaient de loin en loin, surveillees par des sorcieres qui n'avaient rien a envier a celles des contes fantastiques. Toute la Grande Cour s'illuminait du rougeoiement des feux et des torches tandis que les ombres bizarres dansaient, echevelees, sur les murs lepreux des masures. Pour Catherine, c'etait une fenetre sur un monde qu'elle connaissait par oui-dire mais qui lui avait toujours paru appartenir au domaine de l'irreel.
Devant le plus grand des feux un homme tronait, assis sur un tas de pierres recouvert de chiffons. Un cou de taureau enfonce dans des epaules demesurees, un torse long, triangulaire, fiche sur de courtes jambes grosses comme des montoirs a chevaux, une tete carree couverte d'un chaume pisseux que drapait un bonnet jadis rouge, une large face vineuse dans laquelle surprenait l'eclair etincelant des dents, tel etait Machefer, roi de Thune et d'Argot, souverain seigneur des seize Cours des Miracles parisiennes et grand maitre de toute la truanderie francaise. Un bandeau noir cachait son ?il gauche, creve par la main du bourreau, et achevait d'en faire une figure de cauchemar. Assis sur son tas de pierres, poings aux genoux, sa banniere, formee d'un quartier de viande saignante fiche sur une pique, plantee a cote de lui, il presidait les ebats de ses peuples en buvant force cervoise, qu'une ribaude a demi nue lui versait sans arret.
Nuit apres nuit, des qu'elle en eut la force, Catherine, fascinee par le spectacle, quittait sa couche et se glissait jusqu'au soupirail. Au ras du sol, il composait, avec l'etroite fenetre de l'etage, tout l'eclairage du chateau de Barnabe. La, le cou tendu, ouvrant sur la bacchanale des yeux avides, elle ne perdait rien de ce qui se deroulait dans la Cour. Et comme, obligatoirement, le festin des gueux se terminait en orgie, elle apprit ainsi bien des choses sur les lois de la nature. Lorsque, dans la lumiere sanglante des feux mourants, elle pouvait voir les truands rouler pele- mele un peu partout, sans meme prendre la peine de chercher l'ombre, une bizarre emotion s'emparait d'elle, un trouble qui venait des fibres profondes de son corps adolescent, joint a une intense curiosite. Si Jacquette l'avait surprise, elle serait morte de honte, mais, seule dans son coin sombre, elle ne pouvait detacher ses yeux de ce qui se passait. Elle apprit ainsi quelques-unes des coutumes du royaume d'Argot et de Thune.
Par exemple, elle fut plusieurs fois le temoin ebahi de l'entree d'une nouvelle sujette dans le peuple de l'ombre. Lorsqu'une fille jeune etait amenee chez les truands, elle etait d'abord depouillee entierement de ses vetements puis devait danser nue devant le roi au son des tambourins. Si Machefer ne la faisait pas sienne et ne l'envoyait pas grossir son harem deja imposant, ceux a qui elle plaisait etaient admis a se battre pour sa possession. Laquelle etait realisee devant tous par le vainqueur.
La premiere fois, Catherine se cacha les yeux puis courut fourrer sa tete sous ses couvertures. La seconde, elle resta, risqua un ?il entre ses doigts ecartes. La troisieme, elle examina la ceremonie de bout en bout.
Une nuit, Catherine vit amener devant Machefer une tres jeune fille qui ne devait pas etre beaucoup plus agee qu'elle-meme. Un an peut-
etre. Une fois devetue, elle avait montre un corps mince comme une liane, encore un peu androgyne mais sur lequel les seins gonflaient un peu. De grosses nattes couleur de chataigne mure sautillaient sur les epaules de la neophyte. Quand elle avait commence a danser devant le feu, Catherine avait eprouve une bizarre impression. Sur le fond incandescent du brasier, la mince forme noire se tordait, se balancait comme une autre petite flamme humaine, avec une insouciance, un entrain qui firent envie a celle qui regardait. Catherine se surprit a penser que ce devait etre agreable, au fond, de gambader ainsi toute nue devant ce beau feu rechauffant. La gamine qui dansait avait l'air d'un elfe ou d'un farfadet. C'etait comme un jeu insolite...
Mais la danse terminee, la jeune fille s'etait arretee haletante.
Machefer avait fait un signe de la main que Catherine avait appris a connaitre. Cela voulait dire qu'il n'enrolait pas la nouvelle venue dans sa propre maisonnee de femmes. La vieille qui avait amene la petite, depitee, haussa les epaules et voulut ramener sa protegee. Alors, un homme affreux sortit des rangs. Il etait tout petit mais si large d'epaules qu'il paraissait carre. Son visage couture ne devait rien aux artifices des mendiants. Son enorme nez rouge, bourgeonnant, avait des reflets violets et, dans sa bouche ouverte en un rire silencieux, les dents n'etaient plus que quelques chicots noircis. Quand il s'avanca vers l'adolescente, Catherine ne put retenir un frisson d'horreur. La suite fut pire. Cette fois, Catherine ferma les yeux bien fort quand l'affreux bonhomme jeta la petite a terre pour la prendre la, devant tous. Mais elle entendit le cri horrible que poussa la jeune truande, et comprit alors pourquoi Barnabe lui interdisait formellement de mettre le nez dehors. Quand elle rouvrit les paupieres, on emportait, parmi les chants et les rires, la jeune fille evanouie. Il y avait du sang sur ses jambes...