Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois (онлайн книга без .TXT) 📗
Vous imaginez bien que je n'ai pu tenir à l'envie de savoir au plutôt des nouvelles d'Elisabeth de Kerneuil . Quelque soit le sort qu'elle éprouve, il m'intéresse trop réellement pour que je n'aye pas désiré de l'éclaircir. Déterville a écrit sur-le-champ à un de ses parens à Rennes, il le supplie de nous donner sur cette jeune personne le plus de lumières qu'il lui sera possible… Nous attendons; ma situation dans ce cas-ci, est très-embarrassante… vous l'avez senti; j'ai, sans doute, le plus grand désir de posséder cet enfant, mais quel droit aurais-je à son coeur?
Le seul titre de mère que je pourrais lui alléguer, me méritera-t-il sa tendresse? n'est elle pas due, toute entière aux parens qui l'ont élevée?… Et puis, travaillerai-je pour le bonheur d'Elisabeth en réunissant à la ravoir? Le sort, ou qu'elle a déjà, on qui lui est réservé, ne sera-t-il pas toujours préférable à celui que je pourrais lui faire, comme cadette?… Et les inconvéniens de la rendre à un père qui peut-être, ou ne voudra pas la reconnaître, ou ne verra dans elle qu'une victime de plus à son insigne libertinage; ces dangers effrayans les comptez-vous pour rien Valcour?… Non, j'aime mieux la laisser où elle est; que je sache seulement qu'elle est heureuse; que je puisse faire connaissance avec elle, la voir une fois, l'aimer toujours, et je me croirai trop contente; mais si cette faible jouissance est refusée à mon âme tendre… oh, Valcour! je serai encore bien infortunée; heureusement je sais l'être, et mon coeur est dans un tel état d'abattement qu'une secousse de plus ou de moins n'est absolument rien pour lui. Il y a l'histoire des biens qui chagrine un peu ma conscience; puis-je laisser ma fille jouir d'une fortune qui ne lui appartient pas? dois-je en priver les héritiers légitimes? Non, sans doute; cette circonstance vous a frappé comme moi; mais mon ami, je dirai aussi comme vous, entre deux maux terribles, choisissons le moindre. A l'égard de Sophie, voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous nous approuverez.
Qu'elle appartint ou non au président; Déterville nous opposait toujours le danger certain de la replacer à Berceuil; et l'impossibilité de l'y remettre devenait d'autant plus fâcheuse, que la variation de son sort lui rendait fort doux celui que nous avions arrangé pour elle dans ce village; j'objectais à Déterville qu'il n'avait pas trouvé d'obstacles à l'établissement de cette fille à Berceuil, dans les premiers momens où nous l'avions conçu, ne la croyant pas fille légitime, et que je n'entendais pas pourquoi il en trouvait maintenant qu'elle n'appartenait ni au mari ni à la femme; il me répondit qu'il avait foncièrement désapprouvé ce parti dans toutes les circonstances, mais que plus les recherches du président paraissaient évidentes, plus il croyait Berceuil dangereux. Qu'elle fût sa fille ou non, nous ne devions pas douter à-présent du désir qu'il avait de la ravoir, que dès qu'il la saurait hors de Vertfeuille, il ne manquerait pas d'envoyer chez Isabeau , et qu'alors au lieu de sauver Sophie , il est clair que je la sacrifiais;… je me suis rendue; nous avons donc décidé, un cloître à Orléans, où nous travaillerions à lui faire prendre le goût de la retraite, et à l'enchaîner au bout de quelques années par des voeux, si elle n'y sent aucune répugnance; et ce sort quelque dur qu'il' puisse être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans doute, que lui aurait réservé la vengeance de ses deux persécuteurs, nous parut décidément le plus sage de tous.
Il s'agissait de prévenir cette infortunée des changemens de son sort et de sa naissance, j'y prévoyais trop de chagrin pour vouloir m'en charger moi-même; notre ami a rempli ce soin, après beaucoup de larmes, comme vous l'imaginez aisément, elle a d'abord témoigné quelque désir d'être rendue à sa mère; convaincue enfin du danger qu'il y avait à ce parti, elle a réclamée a chère Isabeau; elle renonçait volontiers à la dot, au mariage, mais elle voulait demeurer avec Isabeau… Autres dangers, et elle a enfin conçue ceux-là comme les premiers: «Il faut vous dérober au président, lui a dit Déterville, il est certain qu'il vous cherche, nous ne pouvons en douter, il est évident qu'il vous traitera mal s'il vous découvre, une éternelle retraite devient le seul parti qui puisse vous garantir et de ses piéges et de ses fureurs, vous y serez moins comme protégé, que comme parente de madame de Blamont, et vous y jouirez de cent pistoles de pension; ce sort la ne vaut pas celui d'être sa fille, mais dès que de malheureuses circonstances vous enlèvent cette douce satisfaction, vous serez mieux là qu'en nul autre endroit». Eh bien! j'irai! s'est-elle écriée, en larmes; je suis à charge à tout le monde; je ne puis trouver d'abri sur la terre, que l'on me mette où l'on voudra, je serai par-tout pénétrée de reconnaissance des bontés de la dame qui veut bien ne pas m'abandonner;… dès que je l'ai su dans cet état, j'ai couru l'embrasser, elle s'est précipitée dans mes bras, toute en pleurs, et m'a prodiguée les choses les plus tendres et les plus flatteuses; en vérité, mon amie, il y a des instans où mon coeur l'emporte sur les réalités que vous nous avez apprises… Il est impossible que les vertus de cette âme charmante se trouvent dans la fille d'une paysanne dépravée, telle que vous nous avez peint cette Claudine. Mais il fallait s'en tenir aux preuves et l'arracher; nous l'avons donc, Aline et moi, avant-hier conduite aux Ursulines d'Orléans dont je connais la supérieure, je l'ai recommandée comme une parente, et placée sous le nom d'Isabelle-des-Ganges , avec mille livres de rentes, dont l'acte lui a été passé sur-le-champ, je n'ai point caché mes motifs de mystère à la supérieure, j'y ai intéressé sa religion et sa pitié, elle ne communiquera qu'avec moi pour tout ce qui concerne cette jeune personne, et cachera absolument son existence au reste entier de la terre. Mais je la verrai… cette chère enfant… je le lui ai promis, elle me l'a demandée avec instance, elle m'a dit qu'elle renoncerait plutôt à tout le bien que je lui faisais qu'à cet engagement, elle m'a demandé la permission de m'écrire, et sur-tout de pouvoir faire passer quelque chose tous les ans sur sa pension à Isabeau. Ces deux demandes faisaient trop d'honneur à son âme tendre pour être refusées; je les lui ai accordées de tout mon coeur, et nous nous sommes quittées… Quand elle m'a vue prête à ouvrir la porte du parloir… son âme a éclatée, elle a jetée ses jolis bras au travers des grilles, elle a demandée avec instance la faveur de baiser encore une fois les mains de ses bienfaitrices: nous sommes revenues sur nos pas, et la douleur l'a suffoquée en nous embrassant encore toutes deux… Voilà donc l'être que le président accuse de fausseté, d'imposture et de crimes, ah! puisse-t-il pour le bonheur de ce qui lui appartient être aussi pur que celle qu'il ose calomnier ainsi.
Nous nous sommes retirées, et je vous réponds qu'Aline n'était pas en meilleur état que moi. Nous ne sommes pourtant parties de la ville que le lendemain après avoir appris que cette pauvre fille était aussi bien qu'elle pouvait être pour sa situation, elle avait devinée elle-même la mort de son enfant, quand elle avait vue qu'on ne lui en parlait pas. Mais Déterville l'avait si bien ramenée à la raison sur cet objet, que sa douleur a été beaucoup moins vive que nous ne l'aurions cru.
Pendant que j'agissais de ce côté, Déterville allait de l'autre rompre nos engagemens de Berceuil; la bonne Isabeau a été désolée, je n'ai pu résister au charme de lui laisser une petite somme sur l'argent que je retirais du curé, ainsi qu'une autre à ce bon pasteur pour les malheureux de sa paroisse. Il est si doux mon ami de faire un peu de bien, et à quoi servirait-il que le sort nous eût favorablement traité, si ce n'était pour satisfaire tous les besoins de l'infortuné? nos richesses sont le patrimoine du pauvre, et celui qui ne sent pas le plaisir de les soulager, a vécu sans connaître et la véritable raison pour laquelle il était né plus à son aise qu'un autre, et les plus doux charmes de la vie.
Toutes nos opérations terminées, nous nous sommes réunis, nous nous sommes regardés, comme le feraient des gens, qui du sein de la tranquillité auraient subitement passés dans celui des angoisses et des tribulations; et, qui voyant enfin le calme renaître… Je dis le calme,.car j'y crois, et ne vois absolument rien qui puisse le troubler jusqu'à notre retour à Paris. Alors, mon intention est de demander de seconds délais, de contenir du mieux que je pourrai le président, avec le peu de moyens que je retire de tout ceci, et d'armer enfin mes parens s'il le faut; car soyez-en bien sûr, il n'y aura que la force qui pourra me décider à sacrifier ma fille au scélérat qui la désire… et si je gagne ma cause, en faveur de qui sera-ce?… Connaissez-vous l'homme à qui je la destine?… C'est au plus digne de la posséder… C'est au meilleur ami de mon coeur.
LETTRE XXVIII.
Vertfeuil, ce 8 octobre.
Oh Valcour! vous avez partagé mes peines… elles ont pénétrées votre coeur! Combien me sont précieux les témoignages que vous m'en donnez! Je pardonne moins à mon père tout ce qui s'est passé que sa funeste liaison avec ce vilain homme. S'il pouvait perdre ce malheureux ami, je suis sûre qu'il redeviendrait plus honnête, il a plus d'esprit que ce monstre, et pourtant il est entraîné par lui. Perfide effet du vice!… Je le haïssais tant, que je croyais que pour séduire, il lui fallait au moins des charmes, je me trompais, grand Dieu! vous le voyez, il y réussit en n'offrant à nud que sa laideur.
Vous me demandez, mon ami, si l'amour avait autant de part que la décence au mouvement qui m'a fait fuir? ah! comment voulez-vous que je puisse distinguer entre ces deux effets… Ce que je crois… ce que je sens, c'est que l'amour les réunit, les confond tous si bien en moi, qu'il n'est pas une seule pensée de mon esprit, pas un seul mouvement de mon coeur qui ne soit dû à ce premier sentiment; il dirigera toujours tous les pas que vous me verrez faire, et quand vous exigerez de moi de vous dévoiler des motifs; je ne vous offrirai jamais que mon amour.
J'ai bien pleuré cette pauvre Sophie, quels revers!… Hélas! elle se croyait ma soeur, aujourd'hui la voilà fille d'une paysanne trop indigne d' elle pour qu'on ose même la lui rendre; elle n'y perdra rien, ma mère m'a promis de la regarder toujours comme sa fille, je lui ai juré de l'appeler toujours ma mère, et de lui conserver à jamais tous le sentimens de ce titre… et celle à qui je les dois réellement… Je ne la verrai donc jamais?… Qui sait?… Déterville a écrit; nous attendons. Ah! comme je ferais de bon coeur le voyage de Bretagne pour aller l'embrasser!… Mais je ne voudrais pas qu'elle sut que je lui appartins. Je voudrais faire accidentellement connaissance avec elle, pour voir si nos caractères se conviendraient… Si elle finirait par m'aimer… Pour moi, je sens que je l'aime déjà… ah! chimères que tout ceci! Je parierais bien que je ne la verrai de ma vie… Quelle fatalité! que de dérangement!… que de désordre dans une famille cause la cupidité d'une malheureuse nourrice; je ne suis pas sévère; mais convenez, mon ami, que de telles fautes ne devraient pas rester sans punition?