Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois (онлайн книга без .TXT) 📗
Il y a ici quelque chose de bien singulier, c'est que, de la science d'interroger juridiquement, naît celle de séduire criminellement; car, que sont nos interrogatoires captieux? que sont-ils autre chose que des subornations et des séductions épouvantables?
Ainsi voilà donc un de ces cas plaisans, où l'art de la vertu d'éclat qui nous élève et nous fait respecter, conduit à l'art du crime secret qui nous dégrade et qui nous avilit. Sont-ce les extrémités qui se rapprochent?… Non, ce sont les hommes qui se dépravent; ce sont les abus de la civilisation, de cette civilisation si vantée, qui ramène l'homme à l'état de la bête, bien plutôt qu'elle ne l'en tire, qui le courbe, qui l'asservit sous le joug pèsant de l'oppresseur, en faisant adroitement passer à celui-ci toute la somme de félicité dont il prive l'autre, au nom de Farinacius, de Jousse et de Cujas [7] … Qu'importe, profitons-en et taisons-nous; quand le chameau baisse les reins et s'agenouille, le voyageur monte dessus et le gouverne, sans s'aviser de calculer ses forces, il ne s'étonne que de l'ineptie de l'animal qui ne sait pas connaître les siennes. Mais revenons.
A toutes les armes indiquées ci-dessus, je joindrai, comme tu sens bien, le mobile puissant de l'intérêt, véhicule certain sur ces êtres subalternes, qui ne concevant jamais le crime en grand, ne consentent à risquer l'échafaud que dans l'espoir d'une fortune. Pour la demoiselle Sophie , j'avoue qu'elle m'échauffe la tête, aller chercher une retraite chez ma femme; et cette respectable épouse ne pas m'avertir aussi-tôt; s'étayer mystérieusement de tout cela pour me tenir en bride;… eh! non, non, ma charmante; ce n'est pas à vous à jouer au fin avec moi; détendez-vous, et ne combattez pas, une seule de mes ruses ferait échouer si j'en prenais la peine, toutes celles dont vous accoucheriez pendant dix ans. Oh! voilà des délits trop graves pour être pardonnés; le bien-être de la société exige un exemple. J'ai à répondre de ma conduite à tout le corps des maris… Je serais un homme flétri, rayé du tableau, comme disait Linguet, si je laissais de telles fredaines impunies… Heureuse faute! Quelle source de délices je vais trouver dans votre punition; chaque branche est une volupté… tranquillise-toi donc d'Olbourg, je te le répète; bois, mange… et dors, je réfléchirai sur tes plaisirs, et sur notre tranquillité mutuelle: n'est-tu pas trop heureux d'avoir un second tel que moi, un ami qui ne te laisse d'autres soins que celui de cueillir les fruits de tous les forfaits dont il veut bien se couvrir pour ton bonheur; il est vrai que je risque moins que toi. Je l'avoue, afin de mettre ton coeur à l'aise, et de le dégager d'une partie de la vive reconnaissance qui le captiverait sans cela.
De la considération, mon ami, du crédit, de l'argent, une place, voilà tout ce qu'il faut pour faire ce qu'on veut… Je dis bien… une place… oui, une place à l'abri de laquelle on puisse se mettre, en cas de besoin… car dans les nôtres, par exemple, ce n'est pas de se bien conduire qu'on exige, il s'agit seulement d'y obliger les autres. Pour peu qu'on ait fait rouer magistralement une mériter de l'être vingt fois soi-même, si l'on veut, sans le plus petit danger, et voilà ce qui fait que j'aime la France à la folie. Cette impunité qu'y promet un peu de considération, cette assurance de pouvoir tout faire avec un harnois noir, et la caricature ampoulé, roide et rigoriste qu'il faut pour en imposer au vulgaire, est une des choses qui me fera toujours préférer notre bonne patrie, à ces maudits royaumes du nord, où notre crédit se perd, où nos prévarications se punissent, où les peuples éclairés par le flambeau de la philosophie, commencent à croire qu'ils peuvent se gouverner sans nous, et où ils s'avisent d'être heureux sans la peine de mort.
LETTRE XXVII.
Vertfeuil, ce 28 septembre.
Que de variations! que de choses! il semble que le ciel ne m'ait donné un coeur sensible que pour l'éprouver par les plus rudes combats… Je serais bien plus heureuse si je ne sentais rien. Que je suis loin de croire à présent qu'une âme tendre soit un des plus beaux dons de la nature; elle ne nous l'a donnée que pour notre tourment… Que dis-je? et quel blasphème osais-je proférer! N'est-ce pas une injustice à moi, que de prétendre à un bonheur sans mélange? En existe-t-il sous le ciel?… La chose du monde la plus simple, est d'être née pour les revers. Ne sommes-nous pas ici-bas, comme des joueurs autour d'une table?… La fortune favorise-t-elle tous ceux qui s'y trouvent? et de quel droit osent l'accuser ceux qui sèment leur or, au-lieu d'en recueillir? Il y a une somme à-peu-près égale de biens ou de maux, suspendue sur nos têtes, par la main même de l'Eternel; mais il est indifférent sur qui elle tombe; je pouvais être heureuse, comme je suis infortunée; c'est l'affaire du hasard, et le plus grand de tous les torts est de se plaindre… Eh! s'imagine-t-on d'ailleurs qu'il n'y ait pas quelque jouissance… même dans l'excès du malheur; à force d'aiguiser notre âme, il en augmente la sensibilité; ses impressions sur elle, en développant d'une manière plus énergique toutes les manières de sentir, lui font éprouver des plaisirs inconnus à ces êtres froids, assez malheureux pour n'avoir jamais vécu que dans le calme et dans la prospérité; il y a des larmes si douces dans nos situations, ces momens, mon ami, ces instans délicieux, où l'on fuit l'univers, où l'on s'enfonce dans un autre obscur, ou dans le plus épais d'un bois pour y pleurer tout à son aise… ou l'on se replie sous tous les sens de son malheur, ou l'on se rappelle tout ce qui l'agrave, ou l'on prévoit tout ce qui va l'accroître, ou l'on s'en abreuve, ou l'on s'en repaît… Ces tendres souvenirs des jours de notre enfance, où l'on ne les connaissait point encore, ces longues et pénibles réminiscences sur les divers événemens qui nous y ont plongé, ces sombres craintes de le sentir nous accompagner jusqu'à la mort… de voir ouvrir notre cercueil par les mains livides de l'infortune… et près de tout cela, cet espoir si doux d'un Dieu consolateur, aux pieds duquel vont se sécher nos larmes, et commencer toutes nos joies… quoi, mon ami, tout cela ne sont pas des voluptés? Ah! ce sont celles d'une âme douce; ce sont celles d'un coeur délicat; laissez-moi-les goûter un instant avec vous.
Sacrifiée bien jeune [8] à un époux qui n'avait rien pour me plaire, et que je connaissais à peine [9] , je n'en formai pas moins, dans le fond de mon âme, le plan des plus rigoureux devoirs… Dieu sait si je les enfreignis jamais… Je vis mes égards payés par des duretés, mes attentions par des brusqueries, ma fidélité par des crimes, ma soumission par des horreurs.
Hélas! je me crus seule coupable; je ne m'en pris qu'à moi de n'être pas aimée, malgré les louanges dont j'étais enivrées chaque jour; j'aimais mieux me croire des défauts ou des torts, que de supposer mon époux injuste: et contente d'avoir obtenu dans mon sein des preuves de son estime, si ce n'en était pas de son amour, tous mes sentimens se portèrent dès-lors sur ces gages sacrés… Eh bien! me disais-je, je serai l'amie de mes enfans, puisque je n'ai pas été assez heureuse pour être celle de mon époux; ils me consoleront de ses duretés, et je trouverai dans leurs bras la félicité qu'on m'enlève. Que de projets ne formé-je pas dès-lors pour la leur! je n'apaisais mes maux que par ces idées; elles seules parvenaient à fermer mes paupières, je ne m'endormais paisiblement qu'avec elles… Je ne voyais plus de revers dès que je croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heureux mes enfans. Le ciel ne voulait pas, mon ami, que ce fût encore là pour moi la source du bonheur; j'eus deux filles, l'une m'est ravie au berceau; je la retrouve quand je ne peux jamais la revoir… On veut que l'autre soit aussi malheureuse que moi; et qui… qui m'assaillit de tous ces maux? qui me fait avaler, jusqu'à la lie, la coupe amère de l'infortune? celui que j'ai toujours respecté… chéri; celui que l'on m'avait donné pour être le soutien de mes jours, et qui n'en a jamais été que le destructeur… celui qui s'est tout permis envers moi… envers moi qui aurais mieux aimé perdre la vie que de lui manquer en quoi que ce fût… Celui que je regardais comme mon père après la perte du mien… Comme mon ami… comme mon époux, et qui n'était que mon tyran et mon persécuteur.
Allons, je me tais, Valcour… Je me tais, vous pleurez en me lisant, je le vois, je veux bien mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je ne veux pas vous en faire répandre que ma main ne puisse essuyer… Oh! comme nous eussions été heureux cependant… Vous… Mon Aline… Et moi, quels jours sereins et purs eussent été filés pour tous trois… Avec quel calme je serai arrivée près de vous, aux bornes de ma vie! ma vieillesse n'eut été qu'un printemps, les yeux fermés par la tendre main de l'amitié, je me serais plongée dans le cercueil avec la tranquillité du bonheur, au lieu de cela j'y descendrai seule, nul ami ne daignera m'y soutenir, je n'en aurai plus au bord de mon tombeau… Eh bien! voyez comme je retombe malgré tout dans le sombre que je veux éviter… Non… j'arrêterais en vain la source de mes pleurs, elles coulent malgré moi… Mille nouvelles idées me tourmentent… Si vous êtes malheureux, c'est ma faute, je ne devais pas laisser naître en vous une passion que je ne pouvais couronner; je ne devais vous laisser connaître ni Aline, ni sa triste mère; aujourd'hui nous aurions tous bien des chagrins de moins, et l'on ne se console jamais de ceux qu'on donne aux autres… Mais tout n'est pas désespéré; non Valcour, tout ne l'est pas, recevez encore un peu d'espoir de votre bonne et sincère amie, de celle qui désirerait avec tant d'ardeur, mériter ce titre avec vous… Non Valcour, tout n'est pas perdu… Ce barbare époux peut réfléchir, ce monstre qui le suit partout, et qui vous persécute avec tant de furie, sentira peut-être qu'aucuns des plaisirs qu'il espère ne peuvent se rencontrer avec celle qui n'a pour lui que de la haine; j'ai besoin de le penser et de le croire; l'illusion est à l'infortune, comme le miel dont en frotte les bords du vase rempli de l'absinthe salutaire présentée à l'enfant, on le trompe, mais l'erreur est douce.
Comme il m'a abusé cet homme… Je le croyais, on se livre si vite à ce qu'on désire! le malheureux qui fait naufrage saisit avec tant d'empressement le bras qu'on lui tend pour le sauver… Peut-il imaginer que c'est pour le repousser dans l'abyme!… Hélas! vous avez bien raison, il me trompait autant qu'il était en lui, il devait croire Sophie, sa fille, rien ne pouvait l'en dissuader, et ce n'est pas dans de tels coeurs que la nature fait des miracles… Il la croyait telle, et il jurait qu'elle ne l'était pas, le crime est donc dans son entier, et ce que j'ai obtenu de sa fausseté, n'est donc plus que le fruit de sa honte… Ce sentiment mène au dépit, et le dépit a tout dans de telles âmes… Quoiqu'il en soit j'ai des parens, je n'en suis point abandonnée… Je me jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne voudront pas nous perdre toutes deux… Mais changeons de propos. Valcour, laissez-moi vous rendre compte des projets et de mes démarches, car avec ce langage de la plainte mon coeur s'altère à tout instant.