Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois (онлайн книга без .TXT) 📗
Madame de Blamont a été chercher elle-même sa fille, elle ne s'est point expliquée devant Sophie, qu'eut-elle pu lui dire dans l'état d'incertitude où tout était, elle l'a caressée, consolée, elle l'a remise entre les mains de ses femmes, et la tranquillité s'est rétablie; jusqu'au lendemain au soir, les choses ont toujours été de mieux en mieux, et le vingt au matin, les deux amis, le front calme, bien plus peut-être que leurs coeurs, sent repartis en comblant d'éloges et d'amitiés tous les habitans du château.
Que penses-tu maintenant de ceci, mon cher Valcour, devons-nous croire?… devons-nous douter?… Madame de Blamont lasse de malheurs, saisit avec avidité l'illusion qu'on lui présente, c'est un moment de repos dont elle veut jouir; son âme honnête a tant de plaisir à supposer ses vertus dans les autres; sa chère fille lui ressemble; toutes deux se livrent au plus doux espoir, Eugénie le partage, parce qu'elle est bonne et sensible, comme son amie; il n'y a d'incrédules que madame de Senneval et moi, mais nous le sommes, je l'avoue. Ce retour nous paraît bien prompt; il est rendu si nécessaire par les circonstances que nous croyons qu'il ne dépend absolument que d'elles, c'est au temps à nous détromper… et d'ailleurs, qu'a promis le président?… quelques mois de délais, en est-ce assez pour se flatter? et quand ces délais seront expirés, quand il aura eu le temps de revenir du petit moment de confusion, dont il a été altéré par tout ceci, ne redeviendra-t-il pas tout aussi pressant?
Cependant, nous sommes convenus, ma belle-mère et moi, de supprimer nos réflexions à nos amies, elles ne serviraient qu'à troubler leur moment de calme. S'il doit être réel, ce calme où nous ne croyons pas, pourquoi leur montrer nos craintes, si elles ont tort de s'y livrer, c'est un beau songe dont il faut leur laisser la jouissance. Nous ne pouvons parer à rien, aucun événement ne dépend de nous, à quoi nos doutes serviraient-ils? quel besoin de les leur faire voir; je ne les hasarde donc qu'avec toi. Presse tes éclaircissemens sur Sophie, beaucoup de choses tiennent à cela, s'ils nous ont induits en erreur sur cet article, ils nous ont trompé sur-tout le reste, alors ils méditent quelques horreurs, ils n'accordent du temps que pour y réussir, et dans ce cas, nous devons dissiper l'illusion. S'ils ne nous en ont pas imposé sur Sophie, et que les mensonges viennent de la Dubois; s'il est réel, ce que je ne puis croire, que cette jeune Sophie ait tous les torts qu'ils lui prêtent… en un mot, s'ils ont dit vrai, alors je m'écrierai plein de joie, que telle est l'influence de la vertu, qu'il est des momens où le vice absorbé devant elle, est contraint à s'humilier, se confondre, demander grâce et disparaître… mais sont-ce des vices chéris qui peuvent fléchir de cette manière… des vices nourris depuis autant d'années… non… peut-être cèderait ainsi la fougue de la jeunesse ou l'erreur du moment, mais jamais le crime vieilli et soutenu par des idées: le plus grand malheur de l'homme est d'étayer ses travers de ses systèmes, une fois qu'il s'en est formé d'assez sûrs pour légitimer sa conduite, tout ce qui la condamnerait dans le coeur d'un autre, la fixe à jamais dans le sien; voilà ce qui rend les torts des jeunes gens de peu d'importance, ils n'ont fait que choquer leurs maximes, ils y reviennent, mais ce n'est que par réflexion que pêche l'homme mur, ses fautes émanent de sa philosophie, elle les fomente, elle les nourrit en lui, et s'étant créé des principes sur les débris de la morale de son enfance, ce sont dans ces principes invariables qu'il trouve les lois de sa dépravation.
Quoiqu'il en soit, tout est tranquille; nous avons au moins jusqu'à l'hiver, a dit madame de Blamont, le lot de l'infortune est de jouir du présent, sans s'inquiéter de l'avenir, et quels momens seraient pour elle, si à côté des tourmens qui l'accablent sans cesse, elle n'avait au moins pour jouissances, celles que lui laisse l'illusion. Ce que nous appelons le bonheur, nous autres malheureux, me disait-elle hier, n'est que l'absence de la douleur, quelque triste que soit cette misérable situation, que nos amis nous la laissent goûter.
Quant à Sophie, elle a toujours ses mêmes droits, jusqu'à l'éclaircissement, fondés ou non, il serait trop dur de les lui ravir, et la cruauté ne peut naître dans une âme comme celle de notre amie. Si quelque chose pourtant trouble un peu cette respectable femme, c'est le silence affecté qu'on a gardé sur toi… est-il naturel? un des motifs du voyage n'est-il pas au contraire de s'informer si tu n'a point paru? Quelques questions faites dans la maison et qu'on nous a rendues sur-le-champ, prouvent que ces éclaircissemens entraient dans leurs vues.-Pourquoi donc s'est-on tût devant nous? pourquoi même, à l'époque du raccommodement n'en pas être ouvertement convenus? ne voilà-t-il pas du louche dans la conduite du président? nous sommes sûrs d'ailleurs qu'il a tenu jusqu'au dernier instant au désir de ravoir Sophie; on l'a cherché dans le château; on a taché de s'introduire dans la chambre où l'on l'a soupçonnait renfermée: un homme adroit du président a été aux aguets tout le jour qui a précédé celui de leur départ; voilà donc encore du mystère dans les démarches de cet époux, qui paraît repentant. Madame de Blamont sait tout cela; elle dit que le désir de ravoir Sophie, si effectivement elle n'est pas sa fille, est indépendant de ce qui concerne Aline et elle; qu'il est tout simple, si Sophie ne lui est rien, qu'il veuille se venger d'une créature, qui, selon lui, a tant de tort; sans que cela prouve qu'il veuille affliger sa femme et faire le malheur de sa fille… Je n'ose rien répliquer, mais je n'en réfléchis pas moins; je n'en redoute pas moins que tout ceci ne soit qu'une léthargie, dont le réveil sera peut-être terrible… Adieu, fais comme moi, écris, console, et ne trouble rien, à moins que les éclaircissemens ne t'y forcent; tout dépend des lumières que nous attendons de toi… Mais si cet homme perfide a été assez adroit pour allier le mensonge à la vérité! pour donner à l'un toute l'apparence de l'autre… S'il veut tromper ces deux respectables femmes… s'il veut les rendre éternellement malheureuses: oh! mon ami, je dirai alors que le ciel est injuste; car, il ne créa jamais des êtres auxquels il dût autant de bonheur; jamais deux créatures qui le méritassent aussi bien, si cette manière d'exister est l'apanage de ceux qui sont vertueux et sensibles, si elle est due, à ceux qui savent si bien l'a répandre sur tout ce qui les environne.
LETTRE XXIV.
Paris, ce 22 septembre.
Je reçus le quatorze, mon cher Déterville, la lettre où tu me recommandais les démarches du Pré-Saint-Gervais, et quelqu'ayent été mes diligences, ce ne fut pourtant qu'hier qu'il me devint possible de réussir. O! mon ami, quelle intéressante étude nous fournit, chaque jour, le coeur de l'homme, et comment nier l'influence de la divinité sur lui, quand on voit avec quelle fatalité celui qui tend des pièges s'y prend presque toujours le premier, et comme le vice, toujours en opposition avec lui-même, se perce avec les traits dont il veut frapper la vertu. Le président est coupable dans le coeur, et ne l'est pas dans le fait; il en impose odieusement à sa femme; il la trompe avec la plus insigne fausseté, et pourtant il ne lui ment pas. Daigne me lire avec attention, et mon énigme va se développer. [6]
Je me transportai, le 15, au village indiqué, et ayant descendu dans une auberge, je demandai historiquement, si le curé était un honnête garçon, s'il était aimé de ses paroissiens; si c'était un individu sociable:-c'est un homme intègre, m'assura-t-on, vieux, et depuis vingt-cinq ans en possession de sa cure. Si vous avez affaire à lui, vous en serez content.-Oui vraiment, dis-je, à celui qui me parlait; j'ai quelque chose à communiquer à ce pasteur; et puisque vous êtes assez officieux pour m'instruire, soyez-le encore assez, je vous prie, pour aller lui demander, si un honnête bourgeois de Paris ne l'incommoderait pas, en lui demandant une audience?… Mon homme partit, et la réponse fut une invitation de me rendre au presbytère, où je trouvai un ecclésiastique de plus de soixante ans, d'une figure douce et prévenante, qui me demanda le premier, comment il se trouvait assez heureux pour 'm'être bon à quelque chose? J'expliquai ma commission… Nous fouillâmes les registres, nous trouvâmes la mort que nous cherchions, aussi-bien constatée qu'elle pouvait l'être, et toutes les preuves d'un service fait dans la paroisse, le 15 août 1762, à Claire de Blamont, fille légitime de monsieur et madame la présidente de Blamont, demeurant rue saint-Louis, au Marais.-Eh bien, monsieur! dis-je au curé en le fixant, pour ne rien perdre des mouvemens de sa physionomie, cette Claire de Blamont que vous avez enterrée le 15 août 1762, aujourd'hui 15 septembre 1778, se porte mieux que vous et moi… Ici notre homme frémit et recule;… un instant je le crus coupable, mais les suites me convainquirent bientôt de mon erreur.-Ce que vous me dites est bien difficile à croire, monsieur, me répondit le curé, il faut approfondir… cela en vaut la peine; mais trouvez bon que je m'informe avant, à qui j'ai l'avantage de parler?-A un honnête homme, monsieur, répondis-je avec douceur, ce titre ne suffit-il pas pour éclaircir une trahison?-Mais ceci peut devenir matière à un procès, et je dois savoir…-point de procès, monsieur, il s'en faut bien que ce soit vous que l'on soupçonne; l'intention est de traiter tout à l'amiable, et vous pouvez recevoir ma parole, que rien de ce qui va se faire, ne nous passera: je suis l'ami de madame de Blamont; c'est de sa part que je viens vous trouver: je puis donc vous répondre, et du mystère où tout ceci restera, et de l'extrême éloignement qu'on a de plaider.-Mais si cette Claire existe, comme vous me l'assurez, où est-elle actuellement?-dans les bras de sa mère. Il ne s'agit que de vérifier une supercherie de nourrice, et d'en approfondir mystérieusement les raisons, pour parer à de tels désordres dans la suite, tout vous y engage;… le ministre de Dieu doit non-seulement écouter l'aveu du crime, mais il doit même en prévenir l'action. Notre homme, en s'asseyant, tomba ici dans quelques réflexions; je l'y laissai deux ou trois minutes, et lui demandai enfin à quoi il paraissait se résoudre?-à ouvrir la tombe, monsieur, me dit-il, en se relevant… à chercher là les premières preuves de la fraude, avant que de nous décider à rien.-Bien vu, lui dis je, fermez tout, qu'il n'y ait que le fossoyeur et nous a cette expédition, je vous le répète, le secret est essentiel… le fossoyeur arrive, on ferme l'église, et nous voilà à l'ouvrage. L'endroit était mentionné sur les registres; il y avait d'ailleurs une inscription sur le cercueil; nous ne nous trompâmes point. On enlève un petit coffret de plomb où devait être déposé le corps de Claire : et l'examen des ossemens fait avec la plus extrême exactitude, nous offre les débris d'un chien, dont la tête encore conservée, prouve la fraude évidemment. Le curé tressaillit, se remettant néanmoins tout de suite, et reprenant le flegme d'un honnête homme qu'on a dupé, mais qui est incapable d'avoir, en part à une telle ruse, il me proposa de faire jeter ces restes d'animaux, je m'y opposai, et l'ayant convaincu de la nécessité de tout rétablir, dès que nous agissions en secret, nous y travaillâmes sur le champ; on remit la caisse à sa place; il imposa silence à son homme, et nous rentrâmes au presbytère.-Monsieur, me dit le curé au bout d'un instant, quoique vous en puissiez dire, je pourrais passer pour coupable dans cette aventure-ci; ma justification devient essentielle;-nullement, répondis-je, nous connaissons les malfaiteurs; il s'en faut bien que vous soyez soupçonné, je vous l'ai certifié,.je vous le confirme encore. Et je lui dis alors que la nourrice et le père étaient les seuls auteurs de la supposition; que le second niait, et qu'il s'agissait d'interroger la nourrice.-Son nom?-Claudine Dupuis;-Claudine? elle est pleine de vie; elle loge ici près, nous sauvons tout.-Envoyez-la prendre, Monsieur, que la douceur et l'aménité règnent dans les questions que nous allons lui faire, et que le plus inviolable silence les enveloppe.-Claudine arriva; c'était une grosse paysanne très-fraîche, d'environ quarante ans, et veuve depuis quatre.-Qui y a ti, monseu le curé,-dit-elle gayement? le curé . Asseyez-vous, Claudine, nous avons quelques questions sérieuses à vous faire, et dont les réponses, si elles sont justes-pourront-vous valoir une récompense. Claudine . Eune racompense, tamieu, tamieu, jons bin besoin d'argent; ah! qu'on d'raison eddir q'eune maison où gnia pu d'homme, es zun cor sans âme; jarni, edpui quel miun zé mort, jen fsons pu rïan. Le curé . Vous rappelez-vous, Claudine, d'avoir nourri trois semaines, il y a seize ans, une petite fille nommée Claire , appartenant à monsieur le président de Blamont? Claudine . Oui da, j'men souvian, a mouru dcoliques la pau enfant; al était gentille comme tout pardiu on vous paya un service comm' si c'eut été l'enfant d'un prince, et vous l'enterrâtes là dans vot aglise, tout findret dla chapelle dla Viarge, y m'en souvient comme d'hier. Le curé . Savez-vous ce qu'on dit Claudine? Claudine . è qué qu'on dit monseu l'curé? Le curé . On prétend que cet enfant-là n'est pas mort. Claudine . Pardine y s'peui bin qu'a soit rasucité; not seigneur l'a bin été, n'gnia rien d'impossibe à Dieu. Le curé . Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; on vous soupçonne de quelque supercherie. Claudine . Moi? eh queuque j'aurions donc gagné à cela? mais voyais donc un peu c'qu'cest q'les mauvaises langues, n'me serais-je pas fait tort à moi-même, en fsant cqu'vous dit là. Le curé . Mais si vous en aviez été bien payée. Claudine . Eh q'non, eh q'non j'en mangeons pas d'ce pain-là, ah pardine oui et pis, s'fair pande après.-Je te supprime ici le reste du dialogue, quoique très-long encore. Le fait est que jamais Claudine n'avouât rien dans cette première visite; et' que tout ce que nous pûmes obtenir d'elle, ne voulant point encore la convaincre par les faits, fut de se retirer sans colère, et sur-tout avec la promesse de ne rien dire de ce qui venait de se passer. Partez, monsieur, me dit le curé, dès qu'elle fut sortie, je vous réponds de tout approfondir avec cette femme. Il faut que je la voie seule, votre présence la gêne. Laissez-moi une adresse, je vous écrirai dès que j'aurai su quelque chose, et vous vous rendrez ici pour recevoir ses dernières réponses. Reconnaissant dans cet homme, et de la sincérité et de l'envie de m'obliger, je consentis à ses arrangemens, lui laissai l'adresse d'un ami, et m'en revins attendre de ses nouvelles, avec la ferme résolution de pousser vivement l'affaire, s'il ne m'écrivait pas bientôt.