Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois (онлайн книга без .TXT) 📗
Son rôle ici devenait d'autant plus difficile, qu'elle frémissait pour Sophie, elle n'avait point encore pris de parti décidé, quoiqu'elle pressentit bien l'objet du voyage; elle n'osait pourtant pas s'en informer, elle attendait que son époux s'expliqua le premier; sa timidité naturelle, les circonstances, tout l'obligeait à des ménagemens; elle se contint donc, et trouvant les deux amis confondus de la fuite soudaine d'Aline; elle demanda doucement à monsieur de Blamont ce qu'il avait donc fait à sa fille, pour l'avoir réduite aux larmes qu'elle répandait à grands flots? Blamont un peu confus de son côté, et ne croyant pas que ce fût encore là le moment de parler, sourit, plaisanta, et dit que sa fille s'était effrayée d'une très-innocente caresse que d'Olbourg avait voulu lui faire. Tout s'appaissa, Augustine qui vint avertir que le déjeûner était prêt, fit diversion, et le président pria sa femme de rassurer Aline, de lui dire qu'elle pouvait paraître et qu'elle n'éprouverait plus rien qui put la fâcher. Madame de Blamont se retira, et Augustine, qui arrangeait quelque chose, se retrouva par ce moyen tête-à-tête avec nos deux héros. Les détails de cette seconde scène n'ont pu venir à notre connaissance; mais les suites ne nous les ont que trop appris. Augustine éblouie par l'or, fut sans doute moins cruelle que la veille; ce qu'il y a de certain, c'est que ces messieurs ne parurent point au déjeûner, qu'on ne trouva plus Augustine de tout le jour, et qu'elle disparut le lendemain. Il y a des choses très-désagréables qui quelquefois deviennent heureuses dans les circonstances, cet événement-ci est du nombre; il calma du moins nos libertins, et tout le reste du jour fut tranquille.
Mais sitôt que le dix-sept au matin, on se fut apperçu du départ d'Augustine, l'inquiétude de madame de Blamont fut très-vive; elle pouvait avoir parlé de Sophie, quoique ce ne fut pas à elle que l'on l'eut confiée, elle savait de l'histoire tout ce qu'on n'en avait pu cacher dans la maison; n'en était-ce pas beaucoup trop, si elle avait été indiscrète? Dans cette affreuse perplexité, la présidente se décida donc à demander à son mari, ce qu'il avait pu faire de cette fille, et quelle était la cause de son évasion? Elle le piqua même un peu, pour découvrir s'il ne savait rien sur Sophie, mais les réponses de l'époux, en rassurant madame de Blamont sur ses craintes, la convainquirent que sa femme de chambre était débauchée, et que cette malheureuse allait attendre à Paris, les effets de la libéralité de ses séducteurs; et les nouvelles preuves de leur fantaisie pour elle.
Il y avait eu la veille, et toute une partie de ce jour, un très-grand embarras entre le père et la fille; celle-ci avait fort désiré de rester dans sa chambre; nous l'avions détourné de ce projet, elle avait paru comme à l'ordinaire, et en avait été quitte pour un peu de rougeur.
Dans cette journée du dix-sept, le président toujours très-empressé de se trouver seul avec Dolbourg et Aline, proposa une promenade dans le bois, que toute la compagnie dérangea, quand on eut vu que, par l'art avec lequel il avait distribué les courses et les voitures, Aline, au fond de la forêt, se trouvait entre ses deux persécuteurs. Voyant ses plans manqués, le président dit qu'il voulait aller courir le bois, seul avec son ami; ce dernier projet s'exécuta, et on ne les vit plus qu'à souper. Nous n'avions pas bougé du château, pendant cette absence, et je venais de réussir enfin, à déterminer madame de Blamont à rompre la glace; ce n'était pas sans peine, mais une explication devenait pourtant nécessaire; le président ne disant mot, pouvait avoir le projet sourd d'enlever sa fille, il ne fallait pas se contenter d'étudier sa conduite, il fallait observer ses desseins, je décidai donc un éclaircissement pour le lendemain sans faute, et je préparai tout, dans la vue de donner à la scène le pathétique que j'y supposais nécessaire, afin d'émouvoir, s'il était possible les ressorts de cette âme flétrie; il est temps de te détailler cet événement, qui se passa dans le second sallon, où existe à gauche un petit cabinet à écrire, dans lequel j'avais fait cacher Sophie prévenue. Le chocolat pris, on vint dans le sallon que je t'indique, et madame de Blamont débuta ainsi: convenez, monsieur, que vous me donneriez, si j'étais méchante, de bien justes sujets de me plaindre de vos procédés? M. de Blamont , en quoi donc? Madame de Blamont , que signifie cet enlèvement? L'asyle de votre famille ne devrait-il pas être respecté? M. de Blamont , eh bien! tu vois d'Olbourg, les semances que tu m'attires, je n'ai travaillé que pour toi, et me voilà grondé comme si j'étais le délinquant. M. Dolbourg , eussé-je osé me rendre coupable d'un tel genre d'offense, si tu ne le partageais pas? Madame de Blamont , oh! je suis fort consolée d'une telle perte; Madame de Senneval , le désordre des moeurs de cette créature doit vous laisser peu de regrets… Deux hommes mariés! M. de Blamont , le sacrement fait bien peu de chose à cela; je ne dis pas que, pris comme il le faut , il ne puisse embrâser quelquefois la tête, mais, en vérité, il ne la calme jamais; d'ailleurs, Dolbourg n'a plus de biens, c'est le plus heureux des hommes, il en est déjà à son troisième veuvage. Madame de Senneval , je croyais monsieur, marié. M. de Blamont , mais je me flatte que dans quatre jours, ce ne sera plus une présomption. Madame de Blamont , monsieur s'occupe donc de nouveaux noeuds? M. de Blamont , voilà une bonne ignorance, est-ce mystère? est-ce fausseté? Madame de Blamont , ce sera ce que vous voudrez, mais je ne connais rien de si simple que d'ignorer les desseins de gens qu'on voit à peine. M. de Blamont , la connaissance se fera, et quant à l'intérêt que vous y devez prendre, j'arrange difficilement que vous puissiez le déguiser, après ce que vous savez sur cela. Madame de Blamont , il y a des choses qui se disent cent fois, sans qu'on puisse les comprendre une seule. M. de Blamont , soit, mais quand elles se font, au moins on ne les ignore plus. Madame de Blamont , vous embrouillez, au lieu d'éclaircir, je voulais une solution, et vous me proposez une énigme. M. de Blamont , ah! parbleu, je suis prêt à vous donner le mot de celle-ci. Madame de Senneval , nous serons tous charmés de l'entendre. M. de Blamont , eh bien! c'est que je donne ma fille à monsieur, voilà tout le mystère. Aline , mon père, avez-vous résolu de me sacrifier ainsi? M. de Blamont , j'ai résolu de vous rendre heureuse, et je connais assez le caractère de monsieur, pour être sûr qu'il doit avoir tout ce qu'il faut pour y parvenir.
Madame de Blamont , mais dans une pareille cause, qui peut mieux juger qu'elle-même, si elle vous assure que malgré les qualités de monsieur, il lui est impossible de trouver le bonheur avec lui, quelle objection pourrez-vous faire alors? M; de Blamont , que ce qui ne vient pas un jour, arrive l'autre; il ne s'agit pas de savoir si ma fille doit se croire heureuse dans le mariage que je propose, il n'est seulement question que de se convaincre que l'homme que je lui destine a tout ce qu'il faut pour la rendre telle. Madame de Blamont , oh! monsieur, pouvez-vous raisonner ainsi? M. de Blamont , que voulez-vous que j'oppose à vos caprices, quand mon intention n'est pas d'y céder? Madame de Blamont , ne dites donc plus que vous voulez le bonheur de votre fille. M. de Blamont , à partir de l'état actuel de nos moeurs, une fille me fait rire, quand elle dit qu'elle craint de ne pas trouver le bonheur dans les noeuds de l'hymen, et qui la force de le chercher là? Un époux, de l'âge de mon ami, ne demande que quelques égard… quelques assiduités… quelques observances de pratique , et ces misères là remplies, si sa femme imagine pouvoir trouver mieux ailleurs… eh bien! il ferme les yeux; quel serait l'homme assez tyran, pour se scandaliser de voir chercher à sa femme un bien, qu'il est hors d'état de lui faire? Madame de Blamont , mais si les moeurs sont dépravées, croyez-vous que toutes les femmes le soient? M. de Blamont , cette dépravation n'est qu'idéale, le délit n'est relatif qu'au mari, il devient nul, dès que l'époux le tolère ou le nie; du moment qu'il ne s'oppose à rien, sous de certaines clauses purement physiques , quel peut être le crime de la femme? Madame de Senneval , j'estimerais bien peu l'époux qui ferait avec moi de tels arrangemens. M. de Blamont , l'estime… l'estime, voilà encore un de ces sentimens chimériques qui ne s'arrange pas à ma philosophie, qu'est-ce que l'estime?… L'approbation des sots, accordée aux sectateurs de leurs petits vilains préjugés… tyranniquement refusée à l'homme de génie qui les fronde; dites-moi, je vous prie, comment vous voulez qu'on soit jaloux de mériter un tel sentiment? pour moi, je ne vous le cache pas, mais l'homme du monde que j'aime le mieux, est celui qu'on estime le moins, et ce sera toujours celui de tous, à qui je supposerai le plus d'esprit… Eh! non, non, ce n'est point un tel fantôme qui compose la félicité, jamais l'homme sage ne place la sienne dans ce que les autres peuvent lui donner ou lui ravir au plus léger mouvement de leurs caprices; il ne la met que dans lui-même, dans ses opinions, dans ses goûts abstraction faite de toute considération ultérieure. Eh! laissons-là toutes ces jouissances illusoires, croyez-moi, un époux riche, doux, complaisant, qui n'exige jamais que ce qu'on peut lui donner, qui fait grâce entière du métaphysique, voilà l'homme qui peut rendre une femme heureuse, s'il n'y réussit pas, mesdames, en vérité, je ne vois plus ce qu'il vous faut. Madame de Blamont , simplifions, monsieur, car vos analyses sont trop loin de nos principes, pour que nous puissions jamais nous accorder; tenons-nous en donc au fait. Aline, croyez-vous que l'hymen que vous propose votre père, puisse vous rendre heureuse? Aline , je suis si loin de le croire, que je demande pour toute grâce à mon père, de me percer plutôt mille fois le coeur que de me captiver sous de tels noeuds! M. de Blamont , ah! voilà vos leçons, madame, voilà vos préceptes, si j'avais bien fait, vous n'auriez point élevé cet enfant… Soustraite à vous dès sa naissance, n'ayant jamais connu qu'un cloître, éloignée de vos indignes préjugés, elle n'aurait pas trouvé de réponse, quand il eut été question de m'obéir. Madame de Blamont , un enfant dès le berceau, soustrait à sa mère, n'en arrive pas plus sûrement au bonheur. M. de Blamont, ému et balbutiant , son esprit ne se dérange pas au moins par de mauvais principes. Madame de Blamont , mais ses moeurs se pervertissent au sein de l'infamie, et celui qui devrait être le protecteur de son innocence, est souvent celui qui la corrompt. M. de Blamont , en vérité, voilà des propos… -Viens, Sophie, a poursuivi avec chaleur madame de Blamont, en ouvrant la porte du cabinet, viens les expliquer toi-même à ton père, viens te précipiter à ses genoux, viens lui demander pardon d'avoir pu mériter sa haine, dès le premier jour de ta naissance,-puis s'adressant rapidement à Dolbourg, et vous, monsieur, oserez-vous enfoncer plus avant le poignard dans le coeur d'une malheureuse mère, oserez-vous désirer pour votre femme, l'une de ses filles, après avoir fait votre maîtresse de l'autre? Puis saisissant l'embarras de son époux, aux pieds duquel était Sophie, laissez parler votre coeur, monsieur, tout est su, ne refusez plus d'ouvrir vos bras à cette malheureuse Claire que vous m'enlevâtes au berceau, la voilà, monsieur, la voilà, victime de vos procédés, trompée sur sa naissance, qu'elle ne voie pas toujours en vous le corrupteur de ses jeunes années, et montrez-lui le coeur d'un père, pour lui faire oublier son bourreau.