Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗
Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-dix et soixante-quinze ans, et quelques-uns quatre-vingts. Quelques semaines avant que de mourir, ils pressentent ordinairement leur fin et n’en sont point effrayes. Alors ils recoivent les visites et les compliments de tous leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon voyage. Dix jours avant le deces, le futur mort, qui ne se trompe presque jamais dans son calcul, va rendre toutes les visites qu’il a recues, porte dans une litiere par ses yahous; c’est alors qu’il prend conge dans les formes de tous ses amis et qu’il leur dit un dernier adieu en ceremonie, comme s’il quittait une contree pour aller passer le reste de sa vie dans une autre.
Je ne veux pas oublier d’observer ici que les Houyhnhnms n’ont point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui est mauvais, et qu’ils se servent de metaphores tirees de la difformite et des mauvaises qualites des yahous; ainsi, lorsqu’ils veulent exprimer l’etourderie d’un domestique, la faute d’un de leurs enfants, une pierre qui leur a offense le pied, un mauvais temps et autres choses semblables, ils ne font que dire la chose dont il s’agit, en y ajoutant simplement l’epithete de yahou. Par exemple, pour exprimer ces choses, ils diront hhhm yahou, whnaholm yahou, ynlhmnd-wihlma yahou ; et pour signifier une maison mal batie, ils diront ynholmhnmrohlnw yahou.
Si quelqu’un desire en savoir davantage au sujet des m?urs et usages des Houyhnhnms, il prendra, s’il lui plait, la peine d’attendre qu’un gros volume in-quarto que je prepare sur cette matiere soit acheve. J’en publierai incessamment le prospectus, et les souscripteurs ne seront point frustres de leurs esperances et de leurs droits. En attendant, je prie le public de se contenter de cet abrege, et de vouloir bien que j’acheve de lui conter le reste de mes aventures.
Chapitre X
Felicite de l’auteur dans le pays des Houyhnhnms. Les plaisirs qu’il goute dans leur conversation; le genre de vie qu’il mene parmi eux. Il est banni du pays par ordre du parlement.
J’ai toujours aime l’ordre et l’economie, et, dans quelque situation que je me sois trouve, je me suis toujours fait un arrangement industrieux pour ma maniere de vivre. Mais mon maitre m’avait assigne une place pour mon logement environ a six pas de la maison, et ce logement, qui etait une hutte conforme a l’usage du pays et assez semblable a celle des yahous, n’avait ni agrement ni commodite. J’allai chercher de la terre glaise, dont je me fis quatre murs et un plancher, et, avec des joncs, je formai une natte dont je couvris ma hutte. Je cueillis du chanvre qui croissait naturellement dans les champs; je le battis, j’en composai du fil, et de ce fil une espece de toile, que je remplis de plumes d’oiseaux, pour etre couche mollement et a mon aise. Je me fis une table et une chaise avec mon couteau et avec le secours de l’alezan. Lorsque mon habit fut entierement use, je m’en donnai un neuf de peaux de lapin, auxquelles je joignis celles de certains animaux appeles nnulnoh, qui sont fort beaux et a peu pres de la meme grandeur, et dont la peau est couverte d’un duvet tres fin. De cette peau, je me fis aussi des bas tres propres. Je ressemelai mes souliers avec de petites planches de bois que j’attachai a l’empeigne, et quand cette empeigne fut usee entierement, j’en fis une de peau de yahou. A l’egard de ma nourriture, outre ce que j’ai dit ci-dessus, je ramassais quelquefois du miel dans les troncs des arbres, et je le mangeais avec mon pain d’avoine. Personne n’eprouva jamais mieux que moi que la nature se contente de peu, et que la necessite est la mere de l’invention.
Je jouissais d’une sante parfaite et d’une paix d’esprit inalterable. Je ne me voyais expose ni a l’inconstance ou a la trahison des amis, ni aux pieges invisibles des ennemis caches. Je n’etais point tente d’aller faire honteusement ma cour a un grand seigneur ou a sa maitresse pour avoir l’honneur de sa protection ou de sa bienveillance. Je n’etais point oblige de me precautionner contre la fraude et l’oppression; il n’y avait point la d’espion et de delateur gage, ni de lord mayor credule, politique, etourdi et malfaisant. La, je ne craignais point de voir mon honneur fletri par des accusations absurdes, et ma liberte honteusement ravie par des complots indignes et par des ordres surpris. Il n’y avait point, en ce pays-la, de medecins pour m’empoisonner, de procureurs pour me ruiner, ni d’auteurs pour m’ennuyer. Je n’etais point environne de railleurs, de rieurs, de medisants, de censeurs, de calomniateurs, d’escrocs, de filous, de mauvais plaisants, de joueurs, d’impertinents nouvellistes, d’esprits forts, d’hypocondriaques, de babillards, de disputeurs, de gens de parti, de seducteurs, de faux savants. La, point de marchands trompeurs, point de faquins, point de precieux ridicules, point d’esprits fades, point de damoiseaux, point de petits-maitres, point de fats, point de traineurs d’epee, point d’ivrognes, point de pedants. Mes oreilles n’etaient point souillees de discours licencieux et impies; mes yeux n’etaient point blesses par la vue d’un maraud enrichi et eleve et par celle d’un honnete homme abandonne a sa vertu comme a sa mauvaise destinee.
J’avais l’honneur de m’entretenir souvent avec messieurs les Houyhnhnms qui venaient au logis, et mon maitre avait la bonte de souffrir que j’entrasse toujours dans la salle pour profiter de leur conversation. La compagnie me faisait quelquefois des questions, auxquelles j’avais l’honneur de repondre. J’accompagnais aussi mon maitre dans ses visites; mais je gardais toujours le silence, a moins qu’on ne m’interrogeat. Je faisais le personnage d’auditeur avec une satisfaction infinie; tout ce que j’entendais etait utile et agreable, et toujours exprime en peu de mots, mais avec grace; la plus exacte bienseance etait observee sans ceremonie; chacun disait et entendait ce qui pouvait lui plaire. On ne s’interrompait point, on ne s’assommait point de recits longs et ennuyeux, on ne discutait point, on ne chicanait point.
Ils avaient pour maxime que, dans une compagnie, il est bon que le silence regne de temps en temps, et je crois qu’ils avaient raison. Dans cet intervalle, et pendant cette espece de treve, l’esprit se remplit d’idees nouvelles, et la conversation en devient ensuite plus animee et plus vive. Leurs entretiens roulaient d’ordinaire sur les avantages et les agrements de l’amitie, sur les devoirs de la justice, sur la bonte, sur l’ordre, sur les operations admirables de la nature, sur les anciennes traditions, sur les conditions et les bornes de la vertu, sur les regles invariables de la raison, quelquefois sur les deliberations de la prochaine assemblee du parlement, et souvent sur le merite de leurs poetes et sur les qualites de la bonne poesie.
Je puis dire sans vanite que je fournissais quelquefois moi-meme a la conversation, c’est-a-dire que je donnais lieu a de fort beaux raisonnements; car mon maitre les entretenait de temps en temps de mes aventures et de l’histoire de mon pays, ce qui leur faisait faire des reflexions fort peu avantageuses a la race humaine, et que, pour cette raison, je ne rapporterai point. J’observerai seulement que mon maitre paraissait mieux connaitre la nature des yahous qui sont dans les autres parties du monde que je ne la connaissais moi-meme. Il decouvrait la source de tous nos egarements, il approfondissait la matiere de nos vices et de nos folies, et devinait une infinite de choses dont je ne lui avais jamais parle. Cela ne doit point paraitre incroyable: il connaissait a fond les yahous de son pays, en sorte qu’en leur supposant un certain petit degre de raison, il supputait de quoi ils etaient capables avec ce surcroit, et son estimation etait toujours juste.