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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗

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On donne aux femelles a peu pres la meme education qu’aux males, et je me souviens que mon maitre trouvait deraisonnable et ridicule notre usage a cet egard pour la difference d’enseignement.

Le merite des males consiste principalement dans la force et dans la legerete, et celui des femelles dans la douceur et dans la souplesse. Si une femelle a les qualites d’un male, on lui cherche un epoux qui ait les qualites d’une femelle; alors tout est compense, et il arrive, comme quelquefois parmi nous, que la femme est le mari et que le mari est la femme. En ce cas, les enfants qui naissent d’eux ne degenerent point, mais rassemblent et perpetuent heureusement les proprietes des auteurs de leur etre.

Chapitre IX

Parlement des Houyhnhnms. Question importante agitee dans cette assemblee de toute la nation. Detail au sujet de quelques usages du pays.

Pendant mon sejour en ce pays des Houyhnhnms, environ trois mois avant mon depart, il y eut une assemblee generale de la nation, une espece de parlement, ou mon maitre se rendit comme depute de son canton. On y traita une affaire qui avait deja ete cent fois mise sur le bureau, et qui etait la seule question qui eut jamais partage les esprits des Houyhnhnms. Mon maitre, a son retour, me rapporta tout ce qui s’etait passe a ce sujet.

Il s’agissait de decider s’il fallait absolument exterminer la race des yahous. Un des membres soutenait l’affirmative, et appuyait son avis de diverses preuves tres fortes et tres solides. Il pretendait que le yahou etait l’animal le plus difforme, le plus mechant et le plus dangereux que la nature eut jamais produit; qu’il etait egalement malin et indocile, et qu’il ne songeait qu’a nuire a tous les autres animaux. Il rappela une ancienne tradition repandue dans le pays, selon laquelle on assurait que les yahous n’y avaient pas ete de tout temps, mais que, dans un certain siecle, il en avait paru deux sur le haut d’une montagne, soit qu’ils eussent ete formes d’un limon gras et glutineux, echauffe par les rayons du soleil, soit qu’ils fussent sortis de la vase de quelque marecage, soit que l’ecume de la mer les eut fait eclore; que ces deux yahous en avaient engendre plusieurs autres, et que leur espece s’etait tellement multipliee que tout le pays en etait infeste; que, pour prevenir les inconvenients d’une pareille multiplication, les Houyhnhnms avaient autrefois ordonne une chasse generale des yahous; qu’on en avait pris une grande quantite, et, qu’apres avoir detruit tous les vieux, on en avait garde les plus jeunes pour les apprivoiser, autant que cela serait possible a l’egard d’un animal aussi mechant, et qu’on les avait destines a tirer et a porter. Il ajouta que ce qu’il y avait de plus certain dans cette tradition etait que les yahous n’etaient point ylnhniam sky (c’est-a-dire aborigenes). Il representa que les habitants du pays, ayant eu l’imprudente fantaisie de se servir des yahous, avaient mal a propos neglige l’usage des anes, qui etaient de tres bons animaux, doux, paisibles, dociles, soumis, aises a nourrir, infatigables, et qui n’avaient d’autre defaut que d’avoir une voix un peu desagreable, mais qui l’etait encore moins que celle de la plupart des yahous. Plusieurs autres senateurs ayant harangue diversement et tres eloquemment sur le meme sujet, mon maitre se leva et proposa un expedient judicieux, dont je lui avais fait naitre l’idee. D’abord, il confirma la tradition populaire par son suffrage, et appuya ce qu’avait dit savamment sur ce point d’histoire l’honorable membre qui avait parle avant lui. Mais il ajouta qu’il croyait que ces deux premiers yahous dont il s’agissait etaient venus de quelque pays d’outre-mer, et avaient ete mis a terre et ensuite abandonnes par leurs camarades; qu’ils s’etaient d’abord retires sur les montagnes et dans les forets; que, dans la suite des temps, leur naturel s’etait altere, qu’ils etaient devenus sauvages et farouches, et entierement differents de ceux de leur espece qui habitent des pays eloignes. Pour etablir et appuyer solidement cette proposition, il dit qu’il avait chez lui, depuis quelque temps, un yahou tres extraordinaire, dont les membres de l’assemblee avaient sans doute oui parler et que plusieurs meme avaient vu. Il raconta alors comment il m’avait trouve d’abord, et comment mon corps etait couvert d’une composition artificielle de poils et de peaux de betes; il dit que j’avais une langue qui m’etait propre, et que pourtant j’avais parfaitement appris la leur; que je lui avais fait le recit de l’accident qui m’avait conduit sur ce rivage; qu’il m’avait vu depouille et nu, et avait observe que j’etais un vrai et parfait yahou, si ce n’est que j’avais la peau blanche, peu de poil et des griffes fort courtes.

«Ce yahou etranger, ajouta-t-il, m’a voulu persuader que, dans son pays et dans beaucoup d’autres qu’il a parcourus, les yahous sont les seuls animaux maitres, dominants et raisonnables, et que les Houyhnhnms y sont dans l’esclavage et dans la misere. Il a certainement toutes les qualites exterieures de nos yahous; mais il faut avouer qu’il est bien plus poli, et qu’il a meme quelque teinture de raison. Il ne raisonne pas tout a fait comme un Houyhnhnm, mais il a au moins des connaissances et des lumieres fort superieures a celles de nos yahous

Voila ce que mon maitre m’apprit des deliberations du parlement. Mais il ne me dit pas une autre particularite qui me regardait personnellement, et dont je ressentis bientot les funestes effets; c’est, helas! la principale epoque de ma vie infortunee! Mais avant que d’exposer cet article, il faut que je dise encore quelque chose du caractere et des usages des Houyhnhnms.

Les Houyhnhnms n’ont point de livres; ils ne savent ni lire ni ecrire, et par consequent toute leur science est la tradition. Comme ce peuple est paisible, uni, sage, vertueux, tres raisonnable, et qu’il n’a aucun commerce avec les peuples etrangers, les grands evenements sont tres rares dans leur pays, et tous les traits de leur histoire qui meritent d’etre sus peuvent aisement se conserver dans leur memoire sans la surcharger.

Ils n’ont ni maladies ni medecins. J’avoue que je ne puis decider si le defaut des medecins vient du defaut des maladies, ou si le defaut des maladies vient du defaut des medecins; ce n’est pas pourtant qu’ils n’aient de temps en temps quelques indispositions; mais ils savent se guerir aisement eux-memes par la connaissance parfaite qu’ils ont des plantes et des herbes medicinales, vu qu’ils etudient sans cesse la botanique dans leurs promenades et souvent meme pendant leurs repas.

Leur poesie est fort belle, et surtout tres harmonieuse. Elle ne consiste ni dans un badinage familier et bas, ni dans un langage affecte, ni dans un jargon precieux, ni dans des pointes epigrammatiques, ni dans des subtilites obscures, ni dans des antitheses pueriles, ni dans les agudezas des Espagnols, ni dans les concetti des Italiens, ni dans les figures outrees des Orientaux. L’agrement et la justesse des similitudes, la richesse et l’exactitude des descriptions, la liaison et la vivacite des images, voila l’essence et le caractere de leur poesie. Mon maitre me recitait quelquefois des morceaux admirables de leurs meilleurs poemes: c’etait en verite tantot le style d’Homere, tantot celui de Virgile, tantot celui de Milton.

Lorsqu’un Houyhnhnm meurt, cela n’afflige ni ne rejouit personne. Ses plus proches parents et ses meilleurs amis regardent son trepas d’un ?il sec et tres indifferent. Le mourant lui-meme ne temoigne pas le moindre regret de quitter le monde; il semble finir une visite et prendre conge d’une compagnie avec laquelle il s’est entretenu longtemps. Je me souviens que mon maitre ayant un jour invite un de ses amis avec toute sa famille a se rendre chez lui pour une affaire importante, on convint de part et d’autre du jour et de l’heure. Nous fumes surpris de ne point voir arriver la compagnie au temps marque. Enfin l’epouse, accompagnee de ses deux enfants, se rendit au logis, mais un peu tard, et dit en entrant qu’elle priait qu’on l’excusat, parce que son mari venait de mourir ce matin d’un accident imprevu. Elle ne se servit pourtant pas du terme de mourir, qui est une expression malhonnete, mais de celui de shnuwnh, qui signifie a la lettre aller retrouver sa grand’mere. Elle fut tres gaie pendant tout le temps qu’elle passa au logis, et mourut elle-meme gaiement au bout de trois mois, ayant eu une assez agreable agonie.

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