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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗

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J’ajoutai que l’autre partie du Parlement etait une assemblee respectable, nommee la Chambre des communes, composee de nobles choisis librement, et deputes par le peuple meme, seulement a cause de leurs lumieres, de leurs talents et de leur amour pour la patrie, afin de representer la sagesse de toute la nation. Je dis que ces deux corps formaient la plus auguste assemblee de l’univers, qui, de concert avec le prince, disposait de tout et reglait en quelque sorte la destinee de tous les peuples de l’Europe.

Ensuite je descendis aux cours de justice, ou etaient assis de venerables interpretes de la loi, qui decidaient sur les differentes contestations des particuliers, qui punissaient le crime et protegeaient l’innocence. Je ne manquai pas de parler de la sage et economique administration de nos finances, et de m’etendre sur la valeur et les exploits de nos guerriers de mer et de terre. Je supputai le nombre du peuple, en comptant combien il y avait de millions d’hommes de differentes religions et de differents partis politiques parmi nous. Je n’omis ni nos jeux, ni nos spectacles, ni aucune autre particularite que je crusse pouvoir faire honneur a mon pays, et je finis par un petit recit historique des dernieres revolutions d’Angleterre depuis environ cent ans.

Cette conversation dura cinq audiences dont chacune fut de plusieurs heures, et le roi ecouta le tout avec une grande attention, ecrivant l’extrait de presque tout ce que je disais, et marquant en meme temps les questions qu’il avait dessein de me faire.

Quand j’eus acheve mes longs discours, Sa Majeste, dans une sixieme audience, examinant ses extraits, me proposa plusieurs doutes et de fortes objections sur chaque article. Elle me demanda d’abord quels etaient les moyens ordinaires de cultiver l’esprit de notre jeune noblesse; quelles mesures l’on prenait quand une maison noble venait a s’eteindre, ce qui devait arriver de temps en temps; quelles qualites etaient necessaires a ceux qui devaient etre crees nouveaux pairs; si le caprice du prince, une somme d’argent donnee a propos a une dame de la cour et a un favori, ou le dessein de fortifier un parti oppose au bien public, n’etaient jamais les motifs de ces promotions; quel degre de science les pairs avaient dans les lois de leur pays, et comment ils devenaient capables de decider en dernier ressort des droits de leurs compatriotes; s’ils etaient toujours exempts d’avarice et de prejuges; si ces saints eveques dont j’avais parle parvenaient toujours a ce haut rang par leur science dans les matieres theologiques et par la saintete de leur vie; s’ils n’avaient jamais intrigue lorsqu’ils n’etaient que de simples pretres; s’ils n’avaient pas ete quelquefois les aumoniers d’un pair par le moyen duquel ils etaient parvenus a l’eveche, et si, dans ce cas, ils ne suivaient pas toujours aveuglement l’avis du pair et ne servaient pas sa passion ou son prejuge dans l’assemblee du Parlement.

Il voulut savoir comment on s’y prenait pour l’election de ceux que j’avais appeles deputes des communes ; si un inconnu, avec une bourse bien remplie d’or, ne pouvait pas quelquefois gagner le suffrage des electeurs a force d’argent, se faire preferer a leur propre seigneur ou aux plus considerables et aux plus distingues de la noblesse dans le voisinage; pourquoi on avait une si violente passion d’etre elu pour l’assemblee du Parlement, puisque cette election etait l’occasion d’une tres grande depense et ne rendait rien; qu’il fallait donc que ces elus fussent des hommes d’un desinteressement parfait et d’une vertu eminente et heroique, ou bien qu’ils comptassent d’etre indemnises et rembourses avec usure par le prince et par ses ministres, en leur sacrifiant le bien public. Sa Majeste me proposa sur cet article des difficultes insurmontables, que la prudence ne me permet pas de repeter.

Sur ce que je lui avais dit de nos cours de justice, Sa Majeste voulut etre eclairee touchant plusieurs articles. J’etais assez en etat de la satisfaire, ayant ete autrefois presque ruine par un long proces de la chancellerie, qui fut neanmoins juge en ma faveur, et que je gagnai meme avec les depens. Il me demanda combien de temps on employait ordinairement a mettre une affaire en etat d’etre jugee; s’il en coutait beaucoup pour plaider; si les avocats avaient la liberte de defendre des causes evidemment injustes; si l’on n’avait jamais remarque que l’esprit de parti et de religion eut fait pencher la balance; si ces avocats avaient quelque connaissance des premiers principes et des lois generales de l’equite, s’ils ne se contentaient pas de savoir les lois arbitraires et les coutumes locales du pays; si eux et les juges avaient le droit d’interpreter a leur gre et de commenter les lois; si les plaidoyers et les arrets n’etaient pas quelquefois contraires les uns aux autres dans la meme espece.

Ensuite, il s’attacha a me questionner sur l’administration des finances, et me dit qu’il croyait que je m’etais mepris sur cet article, parce que je n’avais fait monter les impots qu’a cinq ou six millions par an; que cependant la depense de l’Etat allait beaucoup plus loin et excedait beaucoup la recette.

Il ne pouvait, disait-il, concevoir comment un royaume osait depenser au dela de son revenu et manger son bien comme un particulier. Il me demanda quels etaient nos creanciers, et ou nous trouverions de quoi les payer, si nous gardions a leur egard les lois de la nature, de la raison et de l’equite. Il etait etonne du detail que je lui avais fait de nos guerres et des frais excessifs qu’elles exigeaient. Il fallait certainement, disait-il, que nous fussions un peuple bien inquiet et bien querelleur, ou que nous eussions de bien mauvais voisins. «Qu’avez-vous a demeler, ajoutait-il, hors de vos iles? Devez-vous y avoir d’autres affaires que celles de votre commerce? Devez-vous songer a faire des conquetes, et ne vous suffit-il pas de bien garder vos ports et vos cotes?» Ce qui l’etonna fort, ce fut d’apprendre que nous entretenions une armee dans le sein de la paix et au milieu d’un peuple libre. Il dit que si nous etions gouvernes de notre propre consentement, il ne pouvait s’imaginer de qui nous avions peur, et contre qui nous avions a combattre. Il demanda si la maison d’un particulier ne serait pas mieux defendue par lui-meme, par ses enfants et par ses domestiques, que par une troupe de fripons et de coquins tires par hasard de la lie du peuple avec un salaire bien petit, et qui pourraient gagner cent fois plus en nous coupant la gorge.

Il rit beaucoup de ma bizarre arithmetique (comme il lui plut de l’appeler), lorsque j’avais suppute le nombre de notre peuple en calculant les differentes sectes qui sont parmi nous a l’egard de la religion et de la politique.

Il remarqua qu’entre les amusements de notre noblesse, j’avais fait mention du jeu. Il voulut savoir a quel age ce divertissement etait ordinairement pratique et quand on le quittait, combien de temps on y consacrait, et s’il n’alterait pas quelquefois la fortune des particuliers et ne leur faisait pas commettre des actions basses et indignes; si des hommes vils et corrompus ne pouvaient pas quelquefois, par leur adresse dans ce metier, acquerir de grandes richesses, tenir nos pairs meme dans une espece de dependance, les accoutumer a voir mauvaise compagnie, les detourner entierement de la culture de leur esprit et du soin de leurs affaires domestiques, et les forcer, par les pertes qu’ils pouvaient faire, d’apprendre peut-etre a se servir de cette meme adresse infame qui les avait ruines.

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