Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗
La reine, qui m’entretenait souvent de mes voyages sur mer, cherchait toutes les occasions possibles de me divertir quand j’etais melancolique. Elle me demanda un jour si j’avais l’adresse de manier une voile et une rame, et si un peu d’exercice en ce genre ne serait pas convenable a ma sante. Je repondis que j’entendais tous les deux assez bien; car, quoique mon emploi particulier eut ete celui de chirurgien, c’est-a-dire medecin de vaisseau, je m’etais trouve souvent oblige de travailler comme matelot; mais j’ignorais comment cela se pratiquait dans ce pays, ou la plus petite barque etait egale a un vaisseau de guerre de premier rang parmi nous; d’ailleurs, un navire proportionne a ma grandeur et a mes forces n’aurait pu flotter longtemps sur leurs rivieres, et je n’aurais pu le gouverner. Sa Majeste me dit que, si je voulais, son menuisier me ferait une petite barque, et qu’elle me trouverait un endroit ou je pourrais naviguer. Le menuisier, suivant mes instructions, dans l’espace de dix jours, me construisit un petit navire avec tous ses cordages, capable de tenir commodement huit Europeens. Quand il fut acheve, la reine donna ordre au menuisier de faire une auge de bois, longue de trois cents pieds, large de cinquante et profonde de huit: laquelle, etant bien goudronnee, pour empecher l’eau de s’echapper, fut posee sur le plancher, le long de la muraille, dans une salle exterieure du palais: elle avait un robinet bien pres du fond, pour laisser sortir l’eau de temps en temps, et deux domestiques la pouvaient remplir dans une demi-heure de temps. C’est la que l’on me fit ramer pour mon divertissement, aussi bien que pour celui de la reine et de ses dames, qui prirent beaucoup de plaisir a voir mon adresse et mon agilite. Quelquefois je haussais ma voile, et puis c’etait mon affaire de gouverner pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs eventails; et quand elles se trouvaient fatiguees, quelques-uns des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur souffle, tandis que je signalais mon adresse a tribord et a babord, selon qu’il me plaisait. Quand j’avais fini, Glumdalclitch reportait mon navire dans son cabinet, et le suspendait a un clou pour secher.
Dans cet exercice, il m’arriva une fois un accident qui pensa me couter la vie; car, un des pages ayant mis mon navire dans l’auge, une femme de la suite de Glumdalclitch me leva tres officieusement pour me mettre dans le navire; mais il arriva que je glissai d’entre ses doigts, et je serais infailliblement tombe de la hauteur de quarante pieds sur le plancher, si, par le plus heureux accident du monde, je n’eusse pas ete arrete par une grosse epingle qui etait fichee dans le tablier de cette femme. La tete de l’epingle passa entre ma chemise et la ceinture de ma culotte, et ainsi je fus suspendu en l’air par le dos, jusqu’a ce que Glumdalclitch accourut a mon secours.
Une autre fois, un des domestiques, dont la fonction etait de remplir mon auge d’eau fraiche de trois jours en trois jours, fut si negligent, qu’il laissa echapper de son eau une grenouille tres grosse sans l’apercevoir.
La grenouille se tint cachee jusqu’a ce que je fusse dans mon navire; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle grimpa, et fit tellement pencher mon bateau que je me trouvai oblige de faire le contrepoids de l’autre cote pour l’empecher de s’enfoncer; mais je l’obligeai a coups de rames de sauter dehors.
Voici le plus grand peril que je courus dans ce royaume. Glumdalclitch m’avait enferme au verrou dans son cabinet, etant sortie pour des affaires ou pour faire une visite. Le temps etait tres chaud, et la fenetre du cabinet etait ouverte, aussi bien que les fenetres et la porte de ma boite; pendant que j’etais assis tranquillement et melancoliquement pres de ma table, j’entendis quelque chose entrer dans le cabinet par la fenetre et sauter ca et la. Quoique j’en fusse un peu alarme, j’eus le courage de regarder dehors, mais sans abandonner ma chaise; et alors je vis un animal capricieux, bondissant et sautant de tous cotes, qui enfin s’approcha de ma boite et la regarda avec une apparence de plaisir et de curiosite, mettant sa tete a la porte et a chaque fenetre. Je me retirai au coin le plus eloigne de ma boite; mais cet animal, qui etait un singe, regardant dedans de tous cotes, me donna une telle frayeur, que je n’eus pas la presence d’esprit de me cacher sous mon lit, comme je pouvais faire tres facilement. Apres bien des grimaces et des gambades, il me decouvrit; et fourrant une de ses pattes par l’ouverture de la porte, comme fait un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de lieu pour me mettre a couvert de lui, il m’attrapa par les pans de mon justaucorps (qui, etant fait du drap de ce pays, etait epais et tres fort), et me tira dehors. Il me prit dans sa patte droite, et me tint comme une nourrice tient un enfant qu’elle va allaiter, et de la meme facon que j’ai vu la meme espece d’animal faire avec un jeune chat en Europe. Quand je me debattais, il me pressait si fort, que je crus que le parti le plus sage etait de me soumettre et d’en passer par tout ce qui lui plairait. J’ai quelque raison de croire qu’il me prit pour un jeune singe, parce qu’avec son autre patte il flattait doucement mon visage.
Il fut tout a coup interrompu par un bruit a la porte du cabinet, comme si quelqu’un eut tache de l’ouvrir; soudain il sauta a la fenetre par laquelle il etait entre, et, de la, sur les gouttieres, marchant sur trois pattes et me tenant de la quatrieme, jusqu’a, ce qu’il eut grimpe a un toit attenant au notre. J’entendis dans l’instant jeter des cris pitoyables a Glumdalclitch. La pauvre fille etait au desespoir, et ce quartier du palais se trouva tout en tumulte: les domestiques coururent chercher des echelles; le singe fut vu par plusieurs personnes assis sur le faite d’un batiment, me tenant comme une poupee dans une de ses pattes de devant, et me donnant a manger avec l’autre, fourrant dans ma bouche quelques viandes qu’il avait attrapees, et me tapant quand je ne voulais pas manger, ce qui faisait beaucoup rire la canaille qui me regardait d’en bas; en quoi ils n’avaient pas tort, car, excepte pour moi, la chose etait assez plaisante. Quelques-uns jeterent des pierres, dans l’esperance de faire descendre le singe; mais on defendit de continuer, de peur de me casser la tete.
Les echelles furent appliquees, et plusieurs hommes monterent. Aussitot le singe, effraye, decampa, et me laissa tomber sur une gouttiere. Alors un des laquais de ma petite maitresse, honnete garcon, grimpa, et, me mettant dans la poche de sa veste, me fit descendre en surete.
J’etais presque suffoque des ordures que le singe avait fourrees dans mon gosier; mais ma chere petite maitresse me fit vomir, ce qui me soulagea. J’etais si faible et si froisse des embrassades de cet animal, que je fus oblige de me tenir au lit pendant quinze jours. Le roi et toute la cour envoyerent chaque jour pour demander des nouvelles de ma sante, et la reine me fit plusieurs visites pendant ma maladie. Le singe fut mis a mort, et un ordre fut porte, faisant defense d’entretenir desormais aucun animal de cette espece aupres du palais. La premiere fois que je me rendis aupres du roi, apres le retablissement de ma sante, pour le remercier de ses bontes, il me fit l’honneur de railler beaucoup sur cette aventure; il me demanda quels etaient mes sentiments et mes reflexions pendant que j’etais entre les pattes du singe; de quel gout etaient les viandes qu’il me donnait, et si l’air frais que j’avais respire sur le toit n’avait pas aiguise mon appetit. Il souhaita fort de savoir ce que j’aurais fait en une telle occasion dans mon pays. Je dis a Sa Majeste qu’en Europe nous n’avions point des singes, excepte ceux qu’on apportait des pays etrangers, et qui etaient si petits qu’ils n’etaient point a craindre, et qu’a l’egard de cet animal enorme a qui je venais d’avoir affaire (il etait, en verite, aussi gros qu’un elephant), si la peur m’avait permis de penser aux moyens d’user de mon sabre (a ces mots, je pris un air fier et mis la main sur la poignee de mon sabre), quand il a fourre sa patte dans ma chambre, peut-etre je lui aurais fait une telle blessure qu’il aurait ete bien aise de la retirer plus promptement qu’il ne l’avait avancee. Je prononcai ces mots avec un accent ferme, comme une personne jalouse de son honneur et qui se sent. Cependant mon discours, ne produisit rien qu’un eclat de rire, et tout le respect du a Sa Majeste de la part de ceux qui l’environnaient ne put les retenir; ce qui me fit reflechir sur la sottise d’un homme qui tache de se faire honneur a lui-meme en presence de ceux qui sont hors de tous les degres d’egalite ou de comparaison avec lui; et cependant ce qui m’arriva alors je l’ai vu souvent arriver en Angleterre, ou un petit homme de neant se vante, s’en fait accroitre, tranche du petit seigneur et ose prendre un air important avec les plus grands du royaume, parce qu’il a quelque talent.