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Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - France Anatole (смотреть онлайн бесплатно книга .txt) 📗

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Orphelin des son jeune age, apres avoir rebute par cette sorte de honte et d’effroi, qu’il ne savait vaincre, les partis avantageux et tres honorables qui se presentaient, il epousa une demoiselle Colette Passage, nouvellement etablie dans le pays, apres avoir gagne quelque argent a faire danser un ours dans les villes et les villages du royaume. Il l’aimait de tout son pouvoir et de toutes ses forces. Et, pour etre juste, elle avait de quoi plaire, telle qu’elle etait, robuste, la poitrine abondante, le teint encore assez frais bien que hale par le grand air. Sa surprise et sa joie furent grandes d’abord d’etre une dame de qualite; son c?ur, qui n’etait pas mauvais, se laissait toucher par les bontes d’un mari d’une si haute condition et d’une si forte corpulence qui se montrait pour elle le plus obeissant des serviteurs et le plus epris des amants. Mais, au bout de quelques mois, elle s’ennuya de ne plus courir le monde. Au milieu des richesses, comblee de soins et d’amour, elle ne goutait pas d’autre plaisir que d’aller trouver le compagnon de sa vie foraine dans la cave ou il languissait, une chaine au cou et un anneau dans le nez, et de l’embrasser sur les yeux en pleurant. M. de Montragoux, la voyant soucieuse, en devenait soucieux lui-meme et sa tristesse ne faisait qu’accroitre celle de sa compagne. Les politesses et les prevenances dont il la comblait tournaient le c?ur de la pauvre femme. Un matin, a son reveil, M. de Montragoux ne retrouva plus Colette a son cote. Il la chercha vainement par tout le chateau. La porte du cabinet des princesses infortunees etait ouverte. C’est par-la qu’elle avait passe pour gagner les champs avec son ours. La douleur de la Barbe-Bleue faisait peine a voir. Malgre les courriers innombrables envoyes a sa recherche, on n’eut jamais nouvelles de Colette Passage.

M. de Montragoux la pleurait encore quand il lui advint de danser, a la fete des Guillettes, avec Jeanne de la Cloche, fille du lieutenant criminel de Compiegne, qui lui inspira de l’amour. Il la demanda en mariage et l’obtint incontinent. Elle aimait le vin et en buvait avec exces. Ce gout augmenta tellement qu’en peu de mois elle eut l’air d’une trogne dans une outre. Le pis est que cette outre, devenue enragee, roulait perpetuellement par les salles et les escaliers, avec des cris, des jurements, des hoquets et vomissant l’injure et le vin sur tout ce qu’elle rencontrait. M. de Montragoux en tombait etourdi de degout et d’horreur. Mais tout aussitot il rappelait son courage et s’efforcait, avec autant de fermete que de patience, de guerir son epouse d’un vice si repugnant. Prieres, remontrances, supplications, menaces, il employa tous les moyens. Rien n’y fit. Il lui refusait le vin de sa cave; elle s’en procurait du dehors qui l’enivrait encore plus abominablement.

Pour lui oter le gout d’une boisson trop aimee, il lui mit de l’herbe aux chats dans ses bouteilles. Elle crut qu’il voulait l’empoisonner, bondit sur lui et lui planta trois pouces d’un couteau de cuisine dans le ventre. Il en pensa mourir, mais ne se departit point de sa douceur coutumiere. «Elle est, disait-il, plus a plaindre qu’a blamer.» Un jour qu’on avait oublie de fermer la porte du cabinet des princesses infortunees, Jeanne de la Cloche y entra tout egaree, a son habitude, et voyant les figures peintes sur la muraille dans l’attitude de la douleur et pres de rendre l’ame, elle les prit pour des femmes veritables et s’enfuit epouvantee dans la campagne, en criant au meurtre. Entendant la Barbe-Bleue, qui l’appelait et courait a sa poursuite, elle se jeta, folle de terreur, dans la piece d’eau et s’y noya. Chose difficile a croire et pourtant certaine, son epoux fut afflige de cette mort, tant il avait l’ame pitoyable.

Six semaines apres l’accident, il epousa sans ceremonie Gigonne, la fille de son fermier Traignel. Elle n’allait qu’en sabots et sentait l’oignon. Assez belle fille a cela pres qu’elle louchait d’un ?il et clochait d’un pied. Sitot qu’elle fut epousee, cette gardeuse d’oies, mordue par une folle ambition, ne reva plus que grandeurs nouvelles et nouvelles splendeurs. Elle ne trouvait point ses robes de brocart assez riches, ses colliers de perles assez beaux, ses rubis assez gros, ses carrosses assez dores, ses etangs, ses bois, ses terres assez vastes. La Barbe-Bleue, qui ne s’etait jamais senti d’ambition, gemissait de l’humeur altiere de son epouse; ne sachant, dans sa candeur, si le tort etait de penser glorieusement comme elle ou modestement comme lui, il s’accusait presque d’une mediocrite d’humeur qui contrariait les nobles desirs de sa compagne, et, plein d’incertitude, tantot il l’exhortait a gouter avec moderation les biens de ce monde, tantot il s’excitait a poursuivre la fortune au bord des precipices. Il etait sage, mais chez lui l’amour conjugal l’emportait sur la sagesse. Gigonne ne pensait plus qu’a paraitre dans le monde, a se faire recevoir a la Cour, et a devenir la maitresse du roi. N’y pouvant parvenir, elle secha de depit, et en prit une jaunisse dont elle mourut. La Barbe-Bleue, tout gemissant, lui eleva un tombeau magnifique. Ce bon seigneur, abattu par une si constante adversite domestique, n’aurait peut-etre plus choisi d’epouse; mais il fut lui-meme choisi pour epoux par demoiselle Blanche de Gibeaumex, fille d’un officier de cavalerie qui n’avait qu’une oreille; il disait avoir perdu l’autre au service du roi. Elle avait beaucoup d’esprit, dont elle se servit a tromper son mari. Elle le trompa avec tous les gentilshommes des environs. Elle y mettait tant d’adresse qu’elle le trompait dans son chateau et jusque sous ses yeux sans qu’il s’en apercut. La pauvre Barbe-Bleue se doutait bien de quelque chose, mais il ne savait pas de quoi. Malheureusement pour elle, mettant toute son etude a tromper son mari, elle n’etait pas assez attentive a tromper ses amants, je veux dire a leur cacher qu’elle les trompait les uns avec les autres. Un jour elle fut surprise, dans le cabinet des princesses infortunees, en compagnie d’un gentilhomme qu’elle aimait, par un gentilhomme qu’elle avait aime et qui, dans un transport de jalousie, la perca de son epee. Quelques heures plus tard, la malheureuse dame y fut trouvee morte par un serviteur du chateau et l’effroi qu’inspirait cette chambre s’en accrut. La pauvre Barbe-Bleue, apprenant d’un coup son abondant deshonneur et la fin tragique de sa femme, ne se consola pas de ce second malheur en consideration du premier. Il aimait Blanche de Gibeaumex d’une ardeur singuliere et plus cherement qu’il n’avait aime Jeanne de la Cloche, Gigonne Traignel et meme Colette Passage. A la nouvelle qu’elle l’avait trompe avec constance et qu’elle ne le tromperait plus jamais, il ressentit une douleur et un trouble qui, loin de s’apaiser, redoublaient chaque jour de violence. Ses souffrances etant devenues intolerables, il en contracta une maladie qui fit craindre pour ses jours.

Les medecins, ayant employe divers medicaments sans effet, l’avertirent que le seul remede convenable a son mal etait de prendre une jeune epouse. Alors il songea a sa petite cousine Angele de la Garandine, qu’il pensait qu’on lui accorderait volontiers, parce qu’elle n’avait pas de bien. Ce qui l’encourageait a la prendre pour femme, c’est qu’elle passait pour simple et sans connaissance. Ayant ete trompe par une femme d’esprit, une sotte le rassurait. Il epousa mademoiselle de la Garandine et s’apercut de la faussete de ses previsions. Angele etait douce, Angele etait bonne, Angele l’aimait; elle n’etait pas d’elle-meme portee au mal, mais les moins habiles l’y induisaient facilement a toute heure. Il suffisait de lui dire: «Faites ceci de peur des oripeaux; entrez ici de crainte que le loup-garou ne vous mange»; ou bien encore: «Fermez les yeux et prenez ce petit remede»; et aussitot l’innocente, faisait au gre des fripons qui voulaient d’elle ce qu’il etait bien naturel d’en vouloir, Car elle etait jolie. M. de Montragoux, trompe et offense par cette innocente autant et plus qu’il ne l’avait ete par Blanche de Gibeaumex, avait en outre le malheur de le savoir, car Angele etait bien trop candide pour lui rien cacher. Elle lui disait: «Monsieur, on m’a dit ceci; on m’a fait ceci; on m’a pris ceci; j’ai vu cela; j’ai senti cela.» Et, par son ingenuite, elle faisait souffrir a ce pauvre seigneur des tourments inimaginables. Il les souffrait avec constance. Cependant il lui arrivait de dire a cette simple creature: «Vous etes une dinde!» et de lui donner des soufflets. Ces soufflets lui commencerent une renommee de cruaute qui ne devait plus s’eteindre. Un moine mendiant, qui passait par les Guillettes, tandis que M. de Montragoux chassait la becasse, trouva madame Angele qui cousait un jupon de poupee. Ce bon religieux, s’avisant qu’elle etait aussi simple que belle, l’emmena sur son ane en lui faisant croire que l’ange Gabriel l’attendait dans un fourre du bois pour lui mettre des jarretieres de perles. On croit que le loup la mangea car on ne la revit oncques plus.

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