Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - France Anatole (смотреть онлайн бесплатно книга .txt) 📗
Les paroles qu’il adressa a Jeanne de Lespoisse traduisirent les impressions et les desirs qui agitaient son ame. Les voici textuellement:
– Je n’ai rien de cache pour vous, madame, et je croirais vous offenser en ne vous remettant pas toutes les clefs d’une demeure qui vous appartient. Vous pouvez donc entrer dans ce petit cabinet comme dans toutes les autres chambres de ce logis; mais, si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien, pour m’obliger et en consideration des idees douloureuses que j’y attache et des mauvais presages que ces idees font naitre malgre moi dans mon esprit. Je serais desole qu’il vous arrivat malheur ou que je pusse encourir votre disgrace, et vous excuserez, madame, ces craintes, heureusement sans raison, comme l’effet de ma tendresse inquiete et de mon vigilant amour.
Sur ces mots, le bon seigneur embrassa son epouse et partit en poste pour le Perche.
«Les voisines et les bonnes amies, dit Charles Perrault, n’attendirent pas qu’on les envoyat querir pour aller chez la jeune mariee, tant elles avaient d’impatience de voir toutes les richesses de sa maison. Les voila aussitot a parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres; elles ne cessaient d’exagerer et d’envier le bonheur de leur amie.»
Tous les historiens qui ont traite ce sujet ajoutent que madame de Montragoux ne se divertissait pas a voir toutes ces richesses, a cause de l’impatience qu’elle avait d’aller ouvrir le petit cabinet. Rien n’est plus vrai et, comme l’a dit Perrault, «elle fut si pressee de sa curiosite que, sans considerer qu’il etait malhonnete de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier derobe, et avec tant de precipitation qu’elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois». Le fait n’est pas douteux. Mais ce que personne n’a dit, c’est qu’elle n’etait si impatiente de penetrer en ce lieu que parce que le chevalier de la Merlus l’y attendait.
Depuis son etablissement au chateau des Guillettes elle rejoignait dans le petit cabinet ce jeune gentilhomme tous les jours et plutot deux fois qu’une, sans se lasser de ces entretiens si peu convenables a une jeune mariee. Il est impossible d’hesiter sur la nature des relations nouees entre Jeanne et le chevalier: elles n’etaient point honnetes; elles n’etaient point innocentes. Helas! si la dame de Montragoux n’avait attente qu’a l’honneur de son epoux, sans doute, elle encourrait le blame de la posterite: mais le moraliste le plus austere lui trouverait des excuses, il alleguerait en faveur d’une si jeune femme les m?urs du siecle, les exemples de la ville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaise education, les conseils d’une mere perverse, car la dame Sidonie de Lespoisse favorisait les galanteries de sa fille. Les sages lui pardonneraient une faute trop douce pour meriter leurs rigueurs; ses torts eussent paru trop ordinaires pour etre de grands torts et tout le monde eut pense qu’elle avait fait comme les autres. Mais Jeanne de Lespoisse, non contente d’attenter a l’honneur de son mari, ne craignit point d’attenter a sa vie.
C’est dans le petit cabinet, autrement nomme cabinet des princesses infortunees, que Jeanne de Lespoisse, dame de Montragoux, concerta avec le chevalier de la Merlus la mort d’un epoux fidele et tendre. Elle declara plus tard que, en entrant dans cette salle, elle y vit suspendus les corps de six femmes assassinees, dont le sang fige couvrait les dalles, et que, reconnaissant en ces malheureuses les six premieres femmes de la Barbe-Bleue, elle avait prevu le sort qui l’attendait elle-meme. Ce seraient, en ce cas, les peintures des murailles qu’elle aurait prises pour des cadavres mutiles et il faudrait comparer ses hallucinations a celles de lady Macbeth. Mais il est extremement probable que Jeanne imagina ce spectacle affreux pour le retracer ensuite et justifier les assassins de son epoux en calomniant leur victime. La perte de M. de Montragoux fut resolue. Certaines lettres que j’ai sous les yeux m’obligent a croire que la dame Sidonie de Lespoisse participa au complot. Quant a sa fille ainee, on peut dire qu’elle en fut l’ame. Anne de Lespoisse etait la plus mechante de la famille. Elle demeurait etrangere aux faiblesses des sens et restait chaste au milieu des debordements de sa maison; non qu’elle se refusat des plaisirs qu’elle jugeait indignes d’elle, mais parce qu’elle n’eprouvait de plaisir que dans la cruaute. Elle engagea ses deux freres, Pierre et Cosme, dans l’entreprise par la promesse d’un regiment.
V
Il nous reste a retracer, d’apres des documents authentiques et de surs temoignages, le plus atroce, le plus perfide et le plus lache des crimes domestiques, dont le souvenir soit venu jusqu’a nous. L’assassinat dont nous allons exposer les circonstances, ne saurait etre compare qu’au meurtre commis dans la nuit du 9 mars 1449 sur la personne de Guillaume de Flavy par Blanche d’Overbreuc, sa femme, qui etait jeune et menue, le batard d’Orbandas et le barbier Jean Bocquillon. Ils etoufferent Guillaume sous l’oreiller, l’assommerent a coups de buche, et le saignerent au cou comme un veau. Blanche d’Overbreuc prouva que son mari avait resolu de la faire noyer, tandis que Jeanne de Lespoisse livra a d’infames scelerats un epoux qui l’aimait. Nous rapporterons les faits aussi sobrement que possible. La Barbe-Bleue revint un peu plus tot qu’on ne l’attendait. C’est ce qui a fait croire bien faussement que, en proie aux soupcons d’une noire jalousie, il voulait surprendre sa femme. Joyeux et confiant, s’il pensait lui faire une surprise, c’etait une surprise agreable. Sa tendresse, sa bonte, son air joyeux et tranquille eussent attendri les c?urs les plus feroces. Le chevalier de la Merlus et toute cette race execrable de Lespoisse n’y virent qu’une facilite pour attenter a sa vie et s’emparer de ses richesses, encore accrues d’un nouvel heritage. Sa jeune epouse l’accueillit d’un air souriant, se laissa accoler et conduire dans la chambre conjugale et fit tout au gre de l’excellent homme. Le lendemain matin elle lui remit le trousseau de clefs qui lui avait ete confie. Mais il y manquait celle du cabinet des princesses infortunees, qu’on appelait d’ordinaire le petit cabinet. La Barbe-Bleue la reclama doucement. Et, apres avoir quelque temps differe, sur divers pretextes, Jeanne la lui remit.
Ici se pose une question qu’il n’est pas possible de trancher sans sortir du domaine circonscrit de l’histoire pour entrer dans les regions indeterminees de la philosophie. Charles Perrault dit formellement que la clef du petit cabinet etait fee, ce qui veut dire qu’elle etait enchantee, magique, douee de proprietes contraires aux lois naturelles, telles du moins que nous les concevons. Or, nous n’avons pas de preuves du contraire. C’est ici le lieu de rappeler le precepte de mon illustre maitre, M. du Clos des Lunes, membre de l’Institut: «Quand le surnaturel se presente, l’historien ne doit point le rejeter.» Je me contenterai donc de rappeler, au sujet de cette clef, l’opinion unanime des vieux biographes de la Barbe-Bleue; tous affirment qu’elle etait fee. Cela est d’un grand poids. D’ailleurs cette clef n’est pas le seul objet cree par l’industrie humaine qu’on ait vu doue de proprietes merveilleuses. La tradition abonde en exemples d’epees fees. L’epee d’Arthur etait fee. Celle de Jeanne d’Arc etait fee, au temoignage irrecusable de Jean Chartier; et la preuve qu’en donne cet illustre chroniqueur, c’est que, quand la lame eut ete, rompue, les deux morceaux refuserent de se laisser reunir de nouveau, quelque effort qu’y fissent les plus habiles armuriers. Victor Hugo parle, en un de ses poemes, de ces «escaliers fees, qui sous eux s’embrouillent toujours». Beaucoup d’auteurs admettent meme qu’il y a des hommes fees qui peuvent se changer en loups. Nous n’entreprendrons pas de combattre une croyance si vive et si constante, et nous nous garderons de decider si la clef du petit cabinet etait fee ou ne l’etait pas, laissant au lecteur avise le soin de discerner notre opinion la-dessus, car notre reserve n’implique pas notre incertitude, et c’est en quoi elle est meritoire. Mais ou nous nous retrouvons dans notre propre domaine, ou pour mieux dire dans notre juridiction, ou nous redevenons juges des faits, arbitres des circonstances, c’est quand nous lisons que cette clef etait tachee de sang. L’autorite des textes ne s’imposera pas a nous jusqu’a nous le faire croire. Elle n’etait point tachee de sang. Il en avait coule dans le petit cabinet, mais en un temps deja lointain. Qu’on l’eut lave ou qu’il eut seche, la clef n’en pouvait etre teinte, et ce que, dans son trouble, l’epouse criminelle prit sur l’acier pour une tache de sang etait un reflet du ciel encore tout empourpre des roses de l’aurore. M. de Montragoux ne s’apercut pas moins, a la vue de la clef, que sa femme etait entree dans le petit cabinet. Il observa, en effet, que cette clef apparaissait maintenant plus nette et plus brillante que lorsqu’il l’avait donnee, et pensa que ce poli ne pouvait venir que de l’usage.