Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - France Anatole (смотреть онлайн бесплатно книга .txt) 📗
– Il faut lui demander sa chemise, dit tout bas Quatrefeuilles a Saint-Sylvain; je suppose qu’elle vaut bien celle du cure Miton.
– Je le suppose aussi, repondit Saint-Sylvain.
Au moment ou ils echangeaient ces propos, un cavalier deboucha entre les Pieds-du- Chamois, et s’arreta sombre et muet devant les voyageurs.
Reconnaissant un de ses metayers:
– Qu’est-ce, Ulric? demanda le jeune maitre.
Ulric ne repondit pas.
– Un malheur? parle!
– Monsieur, votre epouse, impatiente de vous revoir, a voulu aller au-devant de vous. Le pont de bois s’est rompu et elle s’est noyee dans le torrent avec ses deux enfants.
Laissant le jeune montagnard fou de douleur, ils se rendirent chez M. Miton, et furent recus au presbytere dans une chambre qui servait au cure de parloir et de bibliotheque; il y avait la, sur des tablettes de sapin, un millier de volumes et, contre les murs blanchis a la chaux, des gravures anciennes d’apres des paysages de Claude Lorrain et du Poussin; tout y revelait une culture et des habitudes d’esprit qu’on ne rencontre pas d ordinaire dans un presbytere de village. Le cure Miton, entre deux ages, avait l’air intelligent et bon.
A ses deux visiteurs, qui feignaient de vouloir s’etablir dans le pays, il vanta le climat, la fertilite, la beaute de la vallee. Il leur offrit du pain blanc, des fruits, du fromage et du lait. Puis il les mena dans son potager qui etait d’une fraicheur et d’une proprete charmantes; sur le mur qui recevait le soleil les espaliers allongeaient leurs branches avec une exactitude geometrique; les quenouilles des arbres fruitiers s’elevaient a egale distance les unes des autres, bien regulieres et bien fournies.
– Vous ne vous ennuyez jamais, monsieur le cure? demanda Quatrefeuilles.
– Le temps me parait court entre ma bibliotheque et mon jardin, repondit le pretre. Pour tranquille et paisible qu’elle soit, ma vie n’en est pas moins active et laborieuse. Je celebre les offices, je visite les malades et les indigents, je confesse mes paroissiens et mes paroissiennes. Les pauvres creatures n’ont pas beaucoup de peches a dire; puis je m’en plaindre? Mais elles les disent longuement. Il me faut reserver quelque temps pour preparer mes prones et mes catechismes: mes catechismes surtout me donnent de la peine, bien que je les fasse depuis plus de vingt ans. Il est si grave de parler aux enfants: ils croient tout ce qu’on leur dit. J’ai aussi mes heures de distraction. Je fais des promenades; ce sont toujours les memes et elles sont infiniment variees.
Un paysage change avec les saisons, avec les jours, avec les heures, avec les minutes; il est toujours divers, toujours nouveau. Je passe agreablement les longues soirees de la mauvaise saison avec de vieux amis, le pharmacien, le percepteur et le juge de paix. Nous faisons de la musique.
– Morine, ma servante, excelle a cuire les chataignes; nous nous en regalons. Qu’y a- t-il de meilleur au gout que des chataignes, avec un verre de vin blanc?
– Monsieur, dit Quatrefeuilles a ce bon cure, nous sommes au service du roi. Nous venons vous demander de nous faire une declaration qui sera pour le pays et pour le monde entier d’une grande consequence. Il y va de la sante et peut etre de la vie du monarque. C’est pourquoi nous vous prions d’excuser notre question, si etrange et si indiscrete qu’elle vous paraisse, et d’y repondre sans reserve ni reticence aucune. Monsieur le cure, etes-vous heureux?
M. Miton prit la main de Quatrefeuilles, la pressa et dit d’une voix a peine perceptible.
– Mon existence est une torture. Je vis dans un perpetuel mensonge. Je ne crois pas.
Et deux larmes roulerent de ses yeux,
XIV UN HOMME HEUREUX
Apres avoir toute annee vainement parcouru le royaume, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain se rendirent au chateau de Fontblande ou le roi s’etait fait transporter pour jouir de la fraicheur des bois. Ils le trouverent dans un etat de prostration dont s’alarmait la Cour.
Les invites ne logeaient pas dans ce chateau de Fontblande, qui n’etait guere qu’un pavillon de chasse. Le secretaire des commandements et le premier ecuyer avaient pris logis au village et, chaque jour, ils se rendaient sous bois aupres du souverain. Durant le trajet ils rencontraient sou vent un petit homme qui logeait dans un grand platane creux de la foret. Il se nommait Mousque et n’etait pas beau avec sa face camuse, ses pommettes saillantes et son large nez aux narines toutes rondes. Mais ses dents carrees que ses levres rouges decouvraient dans un rire frequent, donnaient de l’eclat et de l’agrement a sa figure sauvage. Comment s’etait-il empare du grand platane creux, personne ne le savait; mais il s’y etait fait une chambre bien propre, et munie de tout ce qui lui etait necessaire. A vrai dire il lui fallait peu. Il vivait de la foret et de l’etang, et vivait tres bien. On lui pardonnait l’irregularite de sa condition parce qu’il rendait des services et savait plaire. Quand les dames du chateau se promenaient en voiture dans la foret, il leur offrait, dans des corbeilles d’osier, qu’il avait lui meme tressees, des rayons de miel, des fraises Les bois ou le fruit amer et sucre du cerisier des oiseaux. Il etait toujours pret a donner un coup d’epaule aux charrois embourbes et aidait a rentrer les foins quand le temps menacait. Sans se fatiguer, il en faisait plus qu’un autre. Sa force et son agilite etaient extraordinaires. Il brisait de ses mains la machoire d’un loup, attrapait un lievre a la course et grimpait aux arbres comme un chat. Il faisait pour amuser les enfants des flutes de roseau, des petits moulins a vent et des fontaines d’Hieron.
Quatrefeuilles et Saint-Sylvain entendaient souvent dire, dans le village: «Heureux comme Mousque.» Ce proverbe frappa leur esprit et un jour, passant sous le grand platane creux, ils virent Mousque qui jouait avec un jeune mopse et paraissait aussi content que le chien. Ils s’aviserent de lui demander s’il etait heureux.
Mousque ne put repondre, faute d’avoir reflechi sur le bonheur. Ils lui apprirent en gros et simplement ce que c’etait. Et, apres y avoir songe un moment, il repondit qu’il l’avait.
A cette reponse, Saint-Sylvain s’ecria impetueusement:
– Mousque, nous te procurerons tout ce que tu peux desirer, de l’or, un palais, des sabots neufs, tout ce que tu voudras; donne-nous ta chemise. Sa bonne figure exprima non le regret et la deception, qu’il etait bien incapable d’eprouver; mais une grande surprise. Il fit signe qu’il ne pouvait donner ce qu’on lui demandait. Il n’avait pas de chemise.
(1886)