Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry (книги онлайн бесплатно txt) 📗
– Point. Il n'y a pas jusqu'ici motif suffisant a desolation. Vous etes desole… parce que… enfin. Vous etes tres-bete de faire des poses avec moi. Voila mon opinion.
– Mon ami, dit Rodolphe, vous etes bien obstine; il y a toujours de quoi etre desole lorsqu'on manque un bonheur ou tout au moins un plaisir, parce que c'est presque toujours autant de perdu, et qu'on a souvent bien tort de dire, a propos de l'un ou de l'autre, je te rattraperai une autre fois. Je me resume; j'avais, ce soir, un rendez-vous avec une femme jeune; je devais la rencontrer dans une maison d'ou je l'aurais peut-etre ramenee chez moi, si c'avait ete plus court que d'aller chez elle, et meme si c'avait ete le plus long. Dans cette maison il y avait une soiree, dans une soiree on ne va qu'en habit; je n'ai pas d'habit, mon tailleur devait m'en apporter un; il ne me l'apporte pas, je ne vais pas a la soiree, je ne rencontre pas la jeune femme, qui est peut-etre rencontree par un autre; je ne la ramene ni chez moi ni chez elle, ou elle est peut-etre ramenee par un autre. Donc, comme je vous disais, je manque un bonheur ou un plaisir; donc je suis desole, donc j'en ai l'air, et c'est tout naturel.
– Soit, dit l'ami; donc un pied dehors d'un enfer, vous remettez l'autre pied dans un autre, vous; mais, mon bon ami, quand je vous ai trouve la, dans la rue, vous m'aviez tout l'air de faire le pied de grue.
– Je le faisais aussi parfaitement.
– Mais, continua l'autre, nous sommes la dans le quartier ou habite votre ancienne maitresse; qu'est-ce qui me prouve que vous ne l'attendiez pas?
– Quoique separe d'elle, des raisons particulieres m'ont oblige a rester dans ce quartier; mais, bien que voisins, nous sommes aussi eloignes que si nous restions elle a un pole et moi a l'autre. D'ailleurs, a l'heure qu'il est, mon ancienne maitresse est au coin de son feu et prend des lecons de grammaire francaise avec M. le vicomte Paul, qui veut la ramener a la vertu par le chemin de l'orthographe. Dieu! Comme il va la gater! Enfin, ca le regarde, maintenant qu'il est le redacteur en chef de son bonheur. Vous voyez donc bien que vos reflexions sont absurdes, et qu'au lieu d'etre sur la trace effacee de mon ancienne passion, je suis au contraire sur les traces de ma nouvelle, qui est deja ma voisine un peu, et qui le deviendra davantage; car je consens a faire tout le chemin necessaire, et, si elle veut faire le reste, nous ne serons pas longtemps a nous entendre.
– Vraiment! dit le poete, vous etes amoureux, deja?
– Voila comme je suis, repondit Rodolphe: mon c?ur ressemble a ces logements qu'on met en location, sitot qu'un locataire les quitte. Quand un amour s'en va de mon c?ur, je mets ecriteau pour appeler un autre amour. L'endroit d'ailleurs est habitable et parfaitement repare.
– Et quelle est cette nouvelle idole? Ou l'avez-vous connue, et quand?
– Voila, dit Rodolphe, procedons par ordre. Quand Mimi a ete partie, je me suis figure que je ne serais plus jamais amoureux de ma vie, et je m'imaginai que mon c?ur etait mort de fatigue, d'epuisement, de tout ce que vous voudrez. Il avait tant battu, si longtemps, si vite, et trop vite, que la chose etait croyable. Bref, je le crus mort, bien mort, tres-mort, et je songeais a l'enterrer, comme M. Marlborough. A cette occasion, je donnai un petit diner de funerailles ou j'invitai quelques-uns de mes amis. Les convives devaient prendre une mine lamentable, et les bouteilles avaient un crepe a leur goulot.
– Vous ne m'avez pas invite!
– Pardon, mais j'ignorais l'adresse du nuage ou vous demeurez!
– Un des convives avait amene une femme, une jeune femme, delaissee aussi depuis peu par un amant. On lui conta mon histoire, ce fut un de mes amis, un garcon qui joue fort bien sur le violoncelle du sentiment. Il parla a cette jeune veuve des qualites de mon c?ur, ce pauvre defunt que nous allions enterrer, et l'invita a boire a son repos eternel. Allons donc, dit-elle en elevant son verre, je bois a sa sante, au contraire; et elle me lanca un coup d'?il, un coup d'?il a reveiller un mort, comme on dit, et c'etait ou jamais l'occasion de dire ainsi, car elle n'avait pas acheve son toast que je sentis mon c?ur chanter aussitot l'O Filii de la resurrection. Qu'est-ce que vous auriez fait a ma place?
– Belle question!… comment se nomme-t-elle?
– Je l'ignore encore, je ne lui demanderai son nom qu'au moment ou nous signerons notre contrat. Je sais bien que je ne suis pas dans les delais legaux au point de vue de certaines gens; mais voila, je sollicite pres de moi-meme, et je m'accorde les dispenses. Ce que je sais, c'est que ma future m'apportera en dot la gaiete, qui est la sante de l'esprit, et la sante, qui est la gaiete du corps.
– Elle est jolie?
– Tres-jolie, de couleur surtout; on dirait qu'elle se debarbouille le matin avec la palette de Watteau.
Elle est blonde, mon cher, et ses regards vainqueurs
Allument l'incendie aux quatre coins des c?urs.
Temoin le mien.
– Une blonde? vous m'etonnez.
– Oui, j'ai assez de l'ivoire et de l'ebene, je passe au blond; et Rodolphe se mit a chanter en gambadant:
– Pauvre Mimi, dit l'ami, sitot oubliee!
Ce nom, jete dans la gaiete de Rodolphe, donna subitement un autre tour a la conversation. Rodolphe prit son ami par le bras, et lui raconta longuement les causes de sa rupture avec Mademoiselle Mimi; les terreurs qui l'avaient assailli lorsqu'elle etait partie; comment il s'etait desole parce qu'il avait pense qu'avec elle elle emportait tout ce qui lui restait de jeunesse, de passion; et comment, deux jours apres, il avait reconnu qu'il s'etait trompe, en sentant les poudres de son c?ur, inondees par tant de sanglots et de larmes, se rechauffer, s'allumer et faire explosion sous le premier regard de jeunesse et de passion que lui avait lance la premiere femme qu'il avait rencontree. Il lui raconta cet envahissement subit et imperieux que l'oubli avait fait en lui, sans meme qu'il eut appele au secours de sa douleur, et comment cette douleur etait morte, ensevelie dans cet oubli.
– Est-ce point un miracle que tout cela? disait-il au poete, qui, sachant par c?ur et par experience tous les douloureux chapitres des amours brises, lui repondit:
– Eh! Non, mon ami, il n'y a point de miracle plus pour vous que pour les autres. Ce qui vous arrive m'est arrive. Les femmes que nous aimons, lorsqu'elles deviennent nos maitresses, cessent pour nous d'etre ce qu'elles sont reellement. Nous ne les voyons pas seulement avec les yeux de l'amant, nous les voyons aussi avec les yeux du poete. Comme un peintre jette sur un mannequin la pourpre imperiale ou le voile etoile d'une vierge sacree, nous avons toujours des magasins de manteaux rayonnants et de robes de lin pur, que nous jetons sur les epaules de creatures inintelligentes, maussades ou mechantes; et quand elles ont ainsi revetu le costume sous lequel nos amantes ideales passaient dans l'azur de nos reveries, nous nous laissons prendre a ce deguisement; nous incarnons notre reve dans la premiere femme venue, a qui nous parlons notre langue et qui ne nous comprend pas.
Cependant que cette creature, aux pieds de laquelle nous vivons prosternes, s'arrache elle-meme la divine enveloppe, sous laquelle nous l'avions cachee, pour mieux nous faire voir sa mauvaise nature et ses mauvais instincts; cependant qu'elle nous met la main a la place de son c?ur, ou rien ne bat plus, ou rien n'a jamais battu peut-etre; cependant qu'elle ecarte son voile et nous montre ses yeux eteints, et sa bouche pale, et ses traits fletris, nous lui remettons son voile et nous nous ecrions: «Tu mens! Tu mens! Je t'aime et tu m'aimes aussi. Cette poitrine blanche est l'enveloppe d'un c?ur qui a toute sa juvenilite; je t'aime et tu m'aimes! Tu es belle, tu es jeune! Au fond de tous tes vices, il y a de l'amour. Je t'aime et tu m'aimes!»
Puis a la fin, oh! Bien a la fin toujours, lorsque, apres avoir eu beau nous mettre de triples bandeaux sur les yeux, nous nous apercevons que nous sommes nous-memes la dupe de nos erreurs, nous chassons la miserable qui la veille a ete notre idole; nous lui reprenons les voiles d'or de notre poesie, que nous allons le lendemain jeter de nouveau sur les epaules d'une inconnue, qui passe sur-le-champ a l'etat d'idole aureolee: et voila comme nous sommes tous, de monstrueux egoistes, d'ailleurs, qui aimons l'amour pour l'amour; vous me comprenez, n'est-ce pas? Et nous buvons cette divine liqueur dans le premier vase venu.
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse?
– C'est aussi vrai que deux et deux font quatre, ce que vous dites-la, dit Rodolphe au poete.
– Oui, repondit celui-ci, c'est vrai et triste comme la moitie et demie des verites. Bonsoir.
Deux jours apres, Mademoiselle Mimi apprit que Rodolphe avait une nouvelle maitresse. Elle ne s'informa que d'une chose, savoir: s'il lui embrassait aussi souvent les mains qu'a elle.
– Aussi souvent, repondit Marcel. De plus, il lui embrasse les cheveux les uns apres les autres, et ils doivent rester ensemble jusqu'a ce qu'il ait fini.
– Ah! repondit Mimi en passant ses mains dans sa chevelure, c'est bien heureux qu'il n'ait pas imagine de m'en faire autant, nous serions restes ensemble toute la vie. Est-ce que vous croyez que c'est bien vrai qu'il ne m'aime plus du tout, vous?
– Peuh!… Et vous, l'aimez-vous encore?
– Moi, je ne l'ai jamais aime de ma vie.
– Si, Mimi, si, vous l'avez aime, a ces heures ou le c?ur des femmes change de place. Vous l'avez aime, et ne vous en defendez pas, car c'est votre justification.
– Ah! bah! dit Mimi, voila qu'il en aime une autre, maintenant.
– C'est vrai, fit Marcel, mais n'empeche . Plus tard, votre souvenir sera pour lui pareil a ces fleurs qu'on place encore toutes fraiches et toutes parfumees entre les feuillets d'un livre et que, bien longtemps apres, on retrouve mortes, decolorees et fletries, mais ayant conserve toujours comme un vague parfum de leur fraicheur premiere.
Un soir qu'elle fredonnait a voix basse autour de lui, M. le vicomte Paul dit a Mimi:
– Que chantez-vous la, ma chere?
– L'oraison funebre de nos amours que mon amant Rodolphe a composee dernierement. Et elle se mit a chanter: