Les Rêveries Du Promeneur Solitaire - Rousseau Jean-Jacques (читать хорошую книгу .TXT) 📗
Cette délibération et la conclusion que j’en tirai ne semblent-elles pas avoir été dictées par le ciel même pour me préparer à la destinée qui m’attendait et me mettre en état de la soutenir? Que serais-je devenu, que deviendrais-je encore, dans les angoisses affreuses qui m’attendaient et dans l’incroyable situation où je suis réduit pour le reste de ma vie si, resté sans asile où je pusse échapper à mes implacables persécuteurs, sans dédommagement des opprobres qu’ils me font essuyer en ce monde et sans espoir d’obtenir jamais la justice qui m’était due, je m’étais vu livré tout entier au plus horrible sort qu’ait éprouvé sur la terre aucun mortel? Tandis que, tranquille dans mon innocence, je n’imaginais qu’estime et bienveillance pour moi parmi les hommes; tandis que mon cœur ouvert et confiant s’épanchait avec des amis et des frères, les traîtres m’enlaçaient en silence de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus de tous les malheurs et les plus terribles pour une âme fière, traîné dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plongé dans un abîme d’ignominie, enveloppé d’horribles ténèbres à travers lesquelles je n’apercevais que de sinistres objets, à la première surprise je fus terrassé, et jamais je ne serais revenu de l’abattement où me jeta ce genre imprévu de malheurs si je ne m’étais ménagé d’avance des forces pour me relever dans mes chutes.
Ce ne fut qu’après des années d’agitations que reprenant enfin mes esprits et commençant de rentrer en moi-même, je sentis le prix des ressources que je m’étais ménagées pour l’adversité. Décidé sur toutes les choses dont il m’importait de juger, je vis, en comparant mes maximes à ma situation, que je donnais aux insensés jugements des hommes et aux petits événements de cette courte vie beaucoup plus d’importance qu’ils n’en avaient. Que cette vie n’étant qu’un état d’épreuves, il importait peu que ces épreuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu’il en résultât l’effet auquel elles étaient destinées, et que par conséquent plus les épreuves étaient grandes, fortes, multipliées, plus il était avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le dédommagement grand et sûr; et la certitude de ce dédommagement était le principal fruit que j’avais retiré de mes méditations précédentes.
Il est vrai qu’au milieu des outrages sans nombre et des indignités sans mesure dont je me sentais accablé de toutes parts, des intervalles d’inquiétude et de doutes venaient de temps à autre ébranler mon espérance et troubler ma tranquillité. Les puissantes objections que je n’avais pu résoudre se présentaient alors à mon esprit avec plus de force pour achever de m’abattre précisément dans les moments où, surchargé du poids de ma destinée, j’étais prêt à tomber dans le découragement. Souvent des arguments nouveaux que j’entendais faire me revenaient dans l’esprit à l’appui de ceux qui m’avaient déjà tourmenté. Ah! me disais-je alors dans des serrements de cœur prêts à m’étouffer, qui me garantira du désespoir si dans l’horreur de mon sort je ne vois plus que des chimères dans les consolations que me fournissait ma raison? Si détruisant ainsi son propre ouvrage, elle renverse tout l’appui d’espérance et de confiance qu’elle m’avait ménagé dans l’adversité? Quel appui que des illusions qui ne bercent que moi seul au monde? Toute la génération présente ne voit qu’erreurs et préjugés dans les sentiments dont je me nourris seul; elle trouve la vérité, l’évidence, dans le système contraire au mien; elle semble même ne pouvoir croire que je l’adopte de bonne foi, et moi-même en m’y livrant de toute ma volonté j’y trouve des difficultés insurmontables qu’il m’est impossible de résoudre et qui ne m’empêchent pas d’y persister. Suis-je donc seul sage, seul éclairé parmi les mortels? pour croire que les choses sont ainsi suffit-il qu’elles me conviennent? puis-je prendre une confiance éclairée en des apparences qui n’ont rien de solide aux yeux du reste des hommes et qui me sembleraient même illusoires à moi-même si mon cœur ne soutenait pas ma raison? N’eût-il pas mieux valu combattre mes persécuteurs à armes égales en adoptant leurs maximes que de rester sur les chimères des miennes en proie à leurs atteintes sans agir pour les repousser? Je me crois sage, et je ne suis que dupe, victime et martyr d’une vaine erreur.
Combien de fois dans ces moments de doute et d’incertitude je fus prêt à m’abandonner au désespoir. Si jamais j’avais passé dans cet état un mois entier, c’était fait de ma vie et de moi. Mais ces crises, quoique autrefois assez fréquentes, ont toujours été courtes, et maintenant que je n’en suis pas délivré tout à fait encore elles sont si rares et si rapides qu’elles n’ont pas même la force de troubler mon repos. Ce sont de légères inquiétudes qui n’affectent pas plus mon âme qu’une plume qui tombe dans la rivière ne peut altérer le cours de l’eau. J’ai senti que remettre en délibération les mêmes points sur lesquels je m’étais ci-devant décidé, était me supposer de nouvelles lumières ou le jugement plus formé ou plus de zèle pour la vérité que je n’avais lors de mes recherches; qu’aucun de ces cas n’étant ni ne pouvant être le mien, je ne pouvais préférer par aucune raison solide des opinions qui, dans l’accablement du désespoir, ne me tentaient que pour augmenter ma misère, à des sentiments adoptés dans la vigueur de l’âge, dans toute la maturité de l’esprit, après l’examen le plus réfléchi, et dans des temps où le calme de ma vie ne me laissait d’autre intérêt dominant que celui de connaître la vérité. Aujourd’hui que mon cœur serré de détresse, mon âme affaissée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma tête troublée par tant d’affreux mystères dont je suis environné, aujourd’hui que toutes mes facultés, affaiblies par la vieillesse et les angoisses, ont perdu tout leur ressort, irai-je m’ôter à plaisir toutes les ressources que je m’étais ménagées, et donner plus de confiance à ma raison déclinante pour me rendre injustement malheureux, qu’à ma raison pleine et vigoureuse pour me dédommager des maux que je souffre sans les avoir mérités? Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand je me décidai sur ces grandes questions; je n’ignorais pas alors les difficultés dont je me laisse troubler aujourd’hui; elles ne m’arrêtèrent pas, et s’il s’en présente quelques nouvelles dont on ne s’était pas encore avisé, ce sont les sophismes d’une subtile métaphysique, qui ne sauraient balancer les vérités éternelles admises de tous les temps, par tous les sages, reconnues par toutes les nations et gravées dans le cœur humain en caractères ineffaçables. Je savais en méditant sur ces matières que l’entendement humain, circonscrit par les sens, ne les pouvait embrasser dans toute leur étendue. Je m’en tins donc à ce qui était à ma portée sans m’engager dans ce qui la passait. Ce parti était raisonnable, je l’embrassai jadis, et m’y tins avec l’assentiment de mon cœur et de ma raison. Sur quel fondement y renoncerais-je aujourd’hui que tant de puissants motifs m’y doivent tenir attaché? quel danger vois-je à le suivre? quel profit trouverais-je à l’abandonner? En prenant la doctrine de mes persécuteurs, prendrais-je aussi leur morale? Cette morale sans racine et sans fruit qu’ils étalent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d’éclat sur le théâtre, sans qu’il en pénètre jamais rien dans le cœur ni dans la raison; ou bien cette autre morale secrète et cruelle, doctrine intérieure de tous leurs initiés, à laquelle l’autre ne sert que de masque, qu’ils suivent seule dans leur conduite et qu’ils ont si habilement pratiquée à mon égard. Cette morale, purement offensive, ne sert point à la défense, et n’est bonne qu’à l’agression. De quoi me servirait-elle dans l’état où ils m’ont réduit? Ma seule innocence me soutient dans les malheurs; et combien me rendrais-je plus malheureux encore, si m’ôtant cette unique mais puissante ressource j’y substituais la méchanceté? Les atteindrais-je dans l’art de nuire, et quand j’y réussirais, de quel mal me soulagerait celui que je leur pourrais faire? Je perdrais ma propre estime et je ne gagnerais rien à la place.