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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de (электронную книгу бесплатно без регистрации txt) 📗

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Il s'engendre beaucoup d'abus au monde: ou pour dire plus hardiment, tous les abus du monde s'engendrent, de ce, qu'on nous apprend a craindre de faire profession de nostre ignorance; et sommes tenus d'accepter, tout ce que nous ne pouvons refuter. Nous parlons de toutes choses par preceptes et resolution. Le stile a Rome portoit, que cela mesme, qu'un tesmoin deposoit, pour l'avoir veu de ses yeux, et ce qu'un juge ordonnoit de sa plus certaine science, estoit conceu en cette forme de parler. Il me semble. On me faict hair les choses vray-semblables, quand on me les plante pour infaillibles. J'aime ces mots, qui amollissent et moderent la temerite de nos propositions: A l'avanture , Aucunement , Quelque , On dict , Je pense , et semblables: Et si j'eusse eu a dresser des enfans, je leur eusse tant mis en la bouche, cette facon de respondre: enquestente, non resolutive: Qu'est-ce a dire? je ne l'entens pas; il pourroit estre: est-il vray? qu'ils eussent plustost garde la forme d'apprentis a soixante ans, que de representer les docteurs a dix ans: comme ils font. Qui veut guerir de l'ignorance, il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L'admiration est fondement de toute philosophie: l'inquisition, le progrez: l'ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et genereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage a la science: Ignorance pour laquelle concevoir, il n'y a pas moins de science, qu'a concevoir la science.

Je vy en mon enfance, un procez que Corras Conseiller de Thoulouse fit imprimer, d'un accident estrange; de deux hommes, qui se presentoient l'un pour l'autre: il me souvient (et ne me souvient aussi d'autre chose) qu'il me sembla avoir rendu l'imposture de celuy qu'il jugea coulpable, si merveilleuse et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui estoit juge, que je trouvay beaucoup de hardiesse en l'arrest qui l'avoit condamne a estre pendu. Recevons quelque forme d'arrest qui die: La Cour n'y entend rien; Plus librement et ingenuement, que ne firent les Areopagites: lesquels se trouvans pressez d'une cause, qu'ils ne pouvoient desvelopper, ordonnerent que les parties en viendroient a cent ans.

Les sorcieres de mon voisinage, courent hazard de leur vie, sur l'advis de chasque nouvel autheur, qui vient donner corps a leurs songes. Pour accommoder les exemples que la divine parolle nous offre de telles choses; tres-certains et irrefragables exemples; et les attacher a nos evenemens modernes: puisque nous n'en voyons, ny les causes, ny les moyens: il y faut autre engin que le nostre. Il appartient a l'avanture, a ce seul tres-puissant tesmoignage, de nous dire: Cettuy-cy en est, et celle-la: et non cet autre. Dieu en doit estre creu: c'est vrayement bien raison. Mais non pourtant un d'entre nous, qui s'estonne de sa propre narration (et necessairement il s'en estonne, s'il n'est hors du sens) soit qu'il l'employe au faict d'autruy: soit qu'il l'employe contre soy-mesme.

Je suis lourd, et me tiens un peu au massif, et au vray-semblable: evitant les reproches anciens. Majorem fidem homines adhibent iis qu? non intelligunt. Cupidine humani ingenii libentius obscura creduntur . Je vois bien qu'on se courrouce: et me deffend-on d'en doubter, sur peine d'injures execrables. Nouvelle facon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma creance ne se manie pas a coups de poing. Qu'ils gourmandent ceux qui accusent de faucete leur opinion: je ne l'accuse que de difficulte et de hardiesse. Et condamne l'affirmation opposite, egallement avec eux: sinon si imperieusement. Qui establit son discours par braverie et commandement, montre que la raison y est foible. Pour une altercation verbale et scholastique, qu'ils ayent autant d'apparence que leurs contradicteurs. Videantur sane, non affirmentur modo . Mais en la consequence effectuelle qu'ils en tirent, ceux-cy ont bien de l'avantage. A tuer les gens: il faut une clairte lumineuse et nette: Et est nostre vie trop reelle et essentielle, pour garantir ces accidens, supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, je les mets hors de mon conte: ce sont homicides, et de la pire espece. Toutesfois en cela mesme, on dit qu'il ne faut pas tousjours s'arrester a la propre confession de ces gens icy. car on leur a veu par fois, s'accuser d'avoir tue des personnes, qu'on trouvoit saines et vivantes.

En ces autres accusations extravagantes, je dirois volontiers; que c'est bien assez; qu'un homme, quelque recommendation qu'il aye, soit creu de ce qui est humain: De ce qui est hors de sa conception, et d'un effect supernaturel: il en doit estre creu, lors seulement, qu'une approbation supernaturelle l'a authorise. Ce privilege qu'il a pleu a Dieu, donner a aucuns de nos tesmoignages, ne doit pas estre avily, et communique legerement. J'ay les oreilles battues de mille tels contes. Trois le virent un tel jour, en levant: trois le virent lendemain, en occident: a telle heure, tel lieu, ainsi vestu: certes je ne m'en croirois pas moy-mesme. Combien trouve-je plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes mentent: que je ne fay qu'un homme en douze heures, passe, quant et les vents, d'orient en occident? Combien plus naturel, que nostre entendement soit emporte de sa place, par la volubilite de nostre esprit detraque; que cela, qu'un de nous soit envole sur un balay, au long du tuiau de sa cheminee, en chair et en os; par un esprit estranger? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incogneues: nous qui sommes perpetuellement agitez d'illusions domestiques et nostres. Il me semble qu'on est pardonnable, de mescroire une merveille, autant au moins qu'on peut en destourner et elider la verification, par voye non merveilleuse. Et suis l'advis de S. Augustin: qu'il vaut mieux pancher vers le doute, que vers l'asseurance, es choses de difficile preuve, et dangereuse creance.

Il y a quelques annees, que je passay par les terres d'un Prince souverain: lequel en ma faveur, et pour rabattre mon incredulite, me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre; et une vieille entres autres; vrayment bien sorciere en laideur et deformite, tres-fameuse de longue main en cette profession. Je vis et preuves, et libres confessions, et je ne scay quelle marque insensible sur cette miserable vieille: et m'enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que je peusse: et ne suis pas homme qui me laisse guere garroter le jugement par preoccupation. En fin et en conscience, je leur eusse plustost ordonne de l'ellebore que de la cigue. Captisque res magis mentibus, quam consceleratis similis visa . La justice a ses propres corrections pour telles maladies.

Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes m'ont faict, et la, et souvent ailleurs: je n'en ay point senty, qui m'attachent: et qui ne souffrent solution tousjours plus vray-semblable; que leurs conclusions. Bien est vray que les preuves et raisons qui se fondent sur l'experience et sur le faict: celles-la, je ne les desnoue point; aussi n'ont-elles point de bout: je les tranche souvent, comme Alexandre son noeud. Apres tout c'est mettre ses conjectures a bien haut prix, que d'en faire cuire un homme tout vif. On recite par divers exemples (et Prestantius de son pere) qu'assoupy et endormy bien plus lourdement, que d'un parfaict sommeil: il fantasia estre jument, et servir de sommier a des soldats: et, ce qu'il fantasioit, il l'estoit. Si les sorciers songent ainsi materiellement: si les songes par fois se peuvent ainsin incorporer en effects: encore ne croy-je pas, que nostre volonte en fust tenue a la justice.

Ce que je dis, comme celuy qui n'est pas juge ny conseiller des Roys; ny s'en estime de bien loing digne: ains homme du commun: nay et voue a l'obeissance de la raison publique, et en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroit mes resveries en conte, au prejudice de la plus chetive loy de son village, ou opinion, ou coustume, il se feroit grand tort, et encores autant a moy. Car en ce que je dy, je ne pleuvis autre certitude, sinon que c'est ce, que lors j'en avoy en la pensee. Pensee tumultuaire et vacillante. C'est par maniere de devis, que je parle de tout, et de rien par maniere d'advis. Nec me pudet, ut istos, fateri nescire, quod nesciam . Je ne serois pas si hardy a parler, s'il m'appartenoit d'en estre creu: Et fut, ce que je respondis a un grand, qui se plaignoit de l'asprete et contention de mes enhortemens. Vous sentant bande et prepare d'une part, je vous propose l'autre, de tout le soing que je puis: pour esclarcir vostre jugement, non pour l'obliger: Dieu tient vos courages, et vous fournira de choix. Je ne suis pas si presomptueux, de desirer seulement, que mes opinions donnassent pente, a chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressees a si puissantes et si eslevees conclusions. Certes, j'ay non seulement des complexions en grand nombre: mais aussi des opinions assez, desquelles je degouterois volontiers mon fils, si j'en avois. Quoy? si les plus vrayes ne sont pas tousjours les plus commodes a l'homme; tant il est de sauvage composition.

Les Essais – Livre III - pic_3.jpg

A propos, ou hors de propos; il n'importe. On dit en Italie en commun proverbe, que celuy-la ne cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n'a couche avec la boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles comme des femelles: Car la Royne des Amazones, respondit au Scythe qui la convioit a l'amour, , le boiteux le faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination des masles, elles les stropioient des l'enfance, bras, jambes, et autres membres qui leur donnoient avantage sur elles, et se servoient d'eux, a ce seulement, a quoy nous nous servons d'elles par deca. J'eusse dit, que le mouvement detraque de la boiteuse, apportast quelque nouveau plaisir a la besoigne, et quelque poincte de douceur, a ceux qui l'essayent: mais je viens d'apprendre, que mesme la philosophie ancienne en a decide: Elle dict, que les jambes et cuisses des boiteuses, ne recevans a cause de leur imperfection, l'aliment qui leur est deu, il en advient que les parties genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et vigoureuses. Ou bien que ce defaut empeschant l'exercice, ceux qui en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus entiers aux jeux de Venus. Qui est aussi la raison, pourqucy les Grecs descrioient les tisserandes, d'estre plus chaudes, que les autres femmes: a cause du mestier sedentaire qu'elles font, sans grand exercice du corps. Dequoy ne pouvons nous raisonner a ce prix-la? De celles icy, je pourrois aussi dire; que ce tremoussement que leur ouvrage leur donne ainsin assises, les esveille et sollicite: comme faict les dames, le croulement et tremblement de leurs coches.

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