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Aline Et Valcour Ou Le Roman Philosophique – Tome I - de Sade Marquis Alphonse Francois (онлайн книга без .TXT) 📗

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TOME PREMIER

PREMIÈRE PARTIE

LETTRE PREMIÈRE.

Déterville à Valcour .

Paris, 3 Juin 1778.

Nous soupâmes hier, Eugénie et moi, chez ta divinité, mon cher Valcour… Que faisais-tu?… Est-ce jalousie?… Est-ce bouderie?… Est-ce crainte?… Ton absence fut pour nous une énigme, qu'Aline ne put ou ne voulut pas nous expliquer, et dont nous eûmes bien de la peine à comprendre le mot. J'allais demander de tes nouvelles, quand deux grands yeux bleus respirant à la fois l'amour et la décence, vinrent se fixer sur les miens, et m'avertir de feindre… Je me tus; peu après je m'approchai; je voulus demander raison du mystère. Un soupir et un signe de tête furent les seules réponses que j'obtins. Eugénie ne fut pas plus heureuse; nous ne pressâmes plus; mais madame de Blamont soupira, et je l'entendis: c'est une mère délicieuse que cette femme, mon ami; je doute qu'il soit possible d'avoir plus d'esprit, une âme plus sensible, autant de grâces, dans les manières, autant d'aménité dans les moeurs. Il est bien rare qu'avec autant de connaissances, on soit en même-tems si aimable. J'ai presque toujours remarqué que les femmes instruites ont dans le monde une certaine rudesse, une sorte d'apprêt qui fait acheter cher le plaisir de leur société. Il semble qu'elles ne veuillent avoir de l'esprit que dans leur cabinet, ou que n'en trouvant jamais assez dans ceux qui les entourent, elles ne daignent pas s'abaisser, jusqu'à montrer celui qu'elles possèdent.

Mais combien est différente de ce portrait l'adorable mère de ton Aline! En vérité, je ne m'étonnerais pas qu'une telle femme, quoi-qu'âgée de trente-six ans, fît encore de grandes passions.

Pour M. de Blamont, pour cet indigne époux d'une trop digne femme, il fut tranchant, systématique, et bourru comme s'il eût siégé sur les fleurs de lys; il se déchaîna contre la tolérance, fit l'apologie de la torture, nous parla avec une sorte de jouissance d'un malheureux que ses confrères et lui faisaient rouer le lendemain; nous assura que l'homme était méchant par nature, qu'il n'était rien qu'on ne dût faire pour l'enchaîner; que la crainte était le plus puissant ressort des monarchies, et qu'un tribunal chargé de recevoir des délations, était un chef-d'oeuvre de politique. Ensuite il nous entretint d'une terre qu'il venait d'acheter, de la sublimité de ses droits, et sur-tout du projet qu'il a d'y rassembler une ménagerie, dont je te réponds bien qu'il sera la plus méchante bête.

Il arriva, quelques minutes avant de servir, une autre espèce d'individu court et quarré, l'échine ornée d'un juste-au-corps de drap olive, sur lequel régnait, du haut en bas, une broderie large de huit pouces, dont le dessin me parut être celui que Clovis avait sur son manteau royal. Ce petit homme possédait un fort grand pied affublé sur de hauts talons, au moyen desquels s'appuyaient deux jambes énormes. En cherchant à rencontrer sa taille, on ne trouvait qu'un ventre; désirait-on une idée de sa tête? on n'apercevait qu'une perruque et une cravate, du milieu desquelles s'échappait, de tems à autre, un fausset discordant qui laissait à soupçonner si le gosier dont il émanait, était effectivement celui d'un humain, ou d'une vieille perruche. Ce ridicule mortel absolument conforme à l'esquisse que j'en trace, se fit annoncer M. d'Olbourg. Un bouton de rose qu'Aline, au même instant, jetait à Eugénie, vint troubler malheureusement les loix de l'équilibre que s'était imposées le personnage, pour en déduire sa révérence d'entrée. Il heurta le bouton de rose, et définitivement nous arriva par la tête. Ce choc inattendu, cet ébranlement subit des masses, avait un peu dérangé les attraits factices; la cravate vola d'un côté, la perruque de l'autre, et le malheureux ainsi répandu et dégarni, excita dans ma folle Eugénie une attaque de rire à tel point spasmodique, qu'on fut obligé de l'emporter dans un cabinet voisin où je crus qu'elle s'évanouirait… Aline se contint; le Président se fâcha; M. de Blamont se mordait les lèvres pour ne pas éclater, et se confondait en marques d'intérêt… Deux laquais ramasserent le petit homme qui, semblable à une tortue retournée, ne pouvait plus reprendre l'élasticité nécessaire à se rétablir sur son plat. On le remboîta dans sa perruque; la cravate fut artistement renouée; Eugénie reparut, et l'annonce du souper vint heureusement tout remettre en ordre, en obligeant chacun à ne plus s'occuper que d'une même idée.

Les politesses marquées du Président au petit homme, l'assurance ultérieure que je reçus, qu'il avait cent mille écus de rente, ce que j'aurais parié sur sa figure; la contrainte d'Aline, l'air souffrant de madame de Blamont, les efforts qu'elle faisait pour dissiper sa chere fille, pour empêcher qu'on ne s'aperçût de la gêne dans laquelle elle était; tout me convainquit que ce malheureux traitant était ton rival, et rival d'autant plus à craindre, qu'il me parut que le Président en était engoué.

O mon ami, quel assemblage!… Unir à un mortel si prodigieusement ridicule, une jeune fille de dix-neuf ans, faite comme les Grâces, fraîche comme Hébé, et plus belle que Flore! A la stupidité même oser sacrifier l'esprit le plus tendre et le plus agréable; adapter à un volume épais de matiere l'âme la plus déliée* et la plus sensible; joindre à l'inactivité la plus lourde, un être pêtri de talens, quel attentat, Valcour!… Oh non, non… ou la Providence est insensible, ou elle ne le permettra jamais… Eugénie devint sombre si-tôt qu'elle soupçonna le forfait. Folle, étourdie, un peu méchante même, mais prête à donner son sang à l'amitié, elle passa rapidement de la joie à la plus extrême colère, dès que je lui eus fait part de mes soupçons… Elle regarda son amie, et des larmes coulèrent sur ces joues de roses que venait d'épanouir la gaîté. Elle engagea sa mère à se retirer de bonne heure; elle n'y pouvait tenir, et si ce forfait était réel, il n'y avait rien, disait-elle en frappant des pieds, qu'elle ne fit pour l'empêcher. Mais Aline s'obstinait au silence… madame de Blamont ne faisait que soupirer quand je l'interrogeais; et nous nous retirâmes.

Voilà, mon cher Valcour, l'état dans lequel j'ai laissé les choses; tu dois à ma sincère amitié de m'instruire de tout ce que tu peux savoir de plus; attends tout de la mienne, de celle d'Eugénie, et sois convaincu que le bonheur qui s'aprête pour nous, ne peut réellement être parfait, tant que nous supposerons des obstacles à celui d'Aline et au tien.

LETTRE SECONDE.

Aline à Valcour.

6 Juin.

De quelles expressions me servir? Comment adoucirai-je le coup qu'il faut que je vous porte? Mes sens se troublent, ma raison m'abandonne, je n'existe plus que par le sentiment de ma douleur… Pourquoi vous ai-je vu? pourquoi ces traits charmans ont-ils pénétré dans mon âme? Pourquoi m'avez-vous entraînée dans l'abîme avec vous? Hélas! que nos instans de bonheur ont été courts! Qui sait, grand Dieu! qui sait quelles sont les bornes de ceux qui doivent les suivre? Mon ami, il faut ne nous plus voir… Le voilà dit, ce mot cruel; j'ai pu le tracer sans mourir!… Imitez mon courage. Mon père a parlé en maître, il veut être obéi. Un parti se présente, ce parti lui convient, cela suffit; ce n'est pas mon aveu qu'il demande, c'est son intérêt qu'il consulte, et le sacrifice entier de tous mes sentimens doit être fait à ses caprices. N'accusez point ma mère, il n'y a rien qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait, rien qu'elle n'imagine encore… Vous savez comme elle aime sa fille, et vous n'ignorez pas non plus les sentimens de tendresse qu'elle éprouve pour vous… Nos larmes se sont mêlées… Le barbare les a vues, et n'en a point été attendri… O mon ami! je crois que l'habitude de juger les autres, rend nécessairement dur et cruel. «C'est un parti convenable, madame, a-t-il dit en fureur à ma mère: je ne souffrirai point que ma fille le manque. d'Olbourg est mon ami depuis vingt-cinq ans, et il a cent mille écus de rente; toutes vos petites considérations peuvent-elles balancer un argument de cette force? Epouse-t-on par amour aujourd'hui?… C'est par intérêt, ces seules lois doivent assortir les noeuds de l'hymen; hé, qu'importe de s'aimer, pourvu qu'on soit riche! L'amour donne-t-il de la considération dans le monde? Non, en vérité, madame, c'est la fortune, et l'on ne vit point sans considération. D'ailleurs, qu'a donc mon ami d'Olbourg pour inspirer de l'éloignement à votre fille? (Oh, Valcour, je voudrais que vous le vissiez!) Est-ce parce que ce n'est pas un de ces freluquets du jour, qui, faisant croire à une jeune personne qu'ils en sont épris uniquement parce qu'ils la savent riche, épousent la dot et laissent la fille? ou peut-être ce sont les talens et l'esprit qui vous séduisent. Quoi! parce qu'un homme aura fait quelques comédies, quelques épigrammes, qu'il aura lu Homère et Virgile, il possédera, de ce moment, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur de votre fille!»

Vous voyez, mon ami, sur qui tombait ce dernier sarcasme; mais le cruel craignant que nous ne l'eussions pas encore entendu: «Je vous prie répliqua-t-il, en colère, madame, d'écrire sur-le-champ à M. de Valcour que ses visites m'honorent infiniment, sans doute, mais qu'il m'obligera pourtant de les supprimer; je ne veux pas donner ma fille à un homme qui n'a rien.-Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux que la mienne.-Je le sais bien, madame; voilà toujours l'orgueil des filles de condition; avec elles la naissance fait tout. Voulez-vous que ma fille éprouve avec son Valcour ce qui m'est arrivé avec vous? Epouser du parchemin?… A quoi me sert, je vous prie, celui que vous m'avez donné?… J'aimerais mieux vingt-cinq mille francs par an, que toutes ces généalogies, qui comme les vers phosphoriques, ne brillent que par l'obscurité, ne sont illustres que parce qu'on n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire tout ce qu'on veut, parce que le bout manque. Valcour est d'une bonne maison, je le sais, il a de plus un puissant mérite à vos yeux, il est passionné pour les belles-lettres; mais moi, que cette considération touche fort peu… je veux de l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà sa sentence, apprenez-la lui, je vous le conseille». A ces mots, il a disparu, et nous a laissées, ma mère et moi, dans les larmes. Cependant mon ami, car il faut que je répande un peu de baume sur les blessures que je viens de faire, l'espoir n'est pas encore banni de mon coeur, et cette mère respectable, que j'idolâtre, et qui vous aime, me charge positivement de vous dire qu'elle ne veut pas que vous vous désespériez… Elle est presque sûre d'obtenir du tems, et dans des circonstances commes celles où nous sommes, le tems fait beaucoup. Rendez-vous donc aux ordres de mon père; ne venez plus, mais écrivez-nous. Une affaire de la plus grande importance enchaînera le Président à Paris tout l'été, et je crois que ma mère obtiendra d'aller passer cette saison seule avec moi dans sa petite terre de Vert-feuille, près d'Orléans; unique bien qu'elle ait apporté à mon père, qui comme vous voyez, le lui reproche assez cruellement [1] . Son but est d'obtenir du Président de ne rien précipiter; elle se chargera, dit-elle, de me disposer à tout, et de vaincre mes répugnances, pourvu qu'on ne presse rien, et qu'on nous laisse passer quelques mois toutes deux solitairement à Vert-feuille… Mon ami, si elle l'obtient, je vous avoue que je regarderai cela comme une demi-victoire; le tems est tout dans d'aussi terribles crises, c'est tout avoir que d'en obtenir.

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