Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - France Anatole (смотреть онлайн бесплатно книга .txt) 📗
II
Saint Nicolas embrassa les trois enfants et les interrogea avec douceur sur la mort qu’ils avaient miserablement soufferte. Ils conterent que Garum, s’etant approche d’eux tandis qu’ils glanaient aux champs, les avait attires dans son auberge, leur avait fait boire du vin et les avait egorges pendant leur sommeil.
Ils portaient encore les haillons dont ils etaient vetus au jour de leur mort et gardaient en leur resurrection un air craintif et sauvage. Le plus robuste des trois, Maxime, etait le fils d’une folle femme, qui suivait sur un ane les gens d’armes a la guerre. Il tomba une nuit du panier dans lequel elle le portait, et resta abandonne sur la route. Depuis lors, il avait vecu seul de maraude. Le plus malingre, Robin, se rappelait a peine ses parents, paysans des hautes terres, qui, trop pauvres ou trop avares pour le nourrir, l’avaient expose dans la foret. Sulpice, le troisieme, ne connaissait rien de sa naissance, mais un pretre lui avait appris sa croix-de-Dieu.
L’orage avait cesse. Dans l’air limpide et leger les oiseaux s’entr’appelaient a grands cris. La terre verdoyait et riait. Modernus ayant amene les mules, l’eveque Nicolas monta la sienne et tint Maxime enveloppe dans son manteau; le diacre prit en croupe Sulpice et Robin, et ils s’acheminerent vers la ville de Trinqueballe.
La route se deroulait entre des champs de ble, des vignes et des prairies. Chemin faisant, le grand saint Nicolas, qui aimait deja ces enfants de tout son c?ur, les interrogeait sur des sujets proportionnes a leur age et leur posait des questions faciles, comme, par exemple: «Combien font cinq fois cinq?» ou «Qu’est-ce que Dieu?» Il n’en obtenait pas de reponses satisfaisantes. Mais, loin de leur faire honte de leur ignorance, il ne songeait qu’a la dissiper graduellement par l’application des meilleures regles pedagogiques.
Modernus, dit-il, nous leur enseignerons premierement les verites necessaires au salut, secondement les arts liberaux, et, en particulier, la musique, afin qu’ils puissent chanter les louanges du Seigneur. Il conviendra aussi de leur enseigner la rhetorique, la philosophie et l’histoire des hommes, des animaux et des plantes. Je veux qu’ils etudient, dans leurs m?urs et leur structure, les animaux dont tous les organes, par leur inconcevable perfection, attestent la gloire du Createur. Le venerable pontife avait a peine acheve ce discours qu’une paysanne passa sur la route, tirant par lu licol une vieille jument si chargee de ramee que ses jarrets en tremblaient et qu’elle bronchait a chaque pas.
– Helas! soupira le grand saint Nicolas, voici un pauvre cheval qui porte plus que son faix. Il echut, pour son malheur, a des maitres injustes et durs. On ne doit surcharger nulles creatures, pas meme les betes de somme.
A ces paroles les trois garcons eclaterent de rire. L’eveque leur ayant demande pourquoi ils riaient si fort: Parce que…, dit Robin.
– A cause…, dit Sulpice.
Nous rions, dit Maxime, de ce que vous prenez une jument pour un cheval. Vous n’en voyez pas la difference: elle est pourtant bien visible. Vous vous connaissez donc pas en animaux?
– Je crois, dit Modernus, qu’il faut d’abord apprendre a ces enfants la civilite.
A chaque ville, bourg, village, hameau, chateau, ou il passait, saint Nicolas montrait aux habitants les enfants tires du saloir et contait le grand miracle que Dieu avait fait par son intercession, et chacun, tout joyeux, l’en benissait. Instruit par des courriers et des voyageurs d’un evenement si prodigieux, le peuple de Trinqueballe se porta tout entier au-devant de son pasteur, deroula des tapis precieux et sema des fleurs sur son chemin. Les citoyens contemplaient avec des yeux mouilles de larmes les trois victimes echappees du saloir et criaient: «Noel!» Mais ces pauvres enfants ne savaient que rire et tirer la langue; et cela les faisait plaindre et admirer davantage comme une preuve sensible de leur innocence et de leur misere.
Le saint eveque Nicolas avait une niece orpheline, nommee Mirande, qui venait d’atteindre sa septieme annee, et qui lui etait plus chere que la lumiere de ses yeux. Une honnete veuve, nommee Basine, l’elevait dans la piete, la bienseance et l’ignorance du mal. C’est a cette dame qu’il confia les trois enfants miraculeusement sauves. Elle ne manquait pas de jugement. Tres vite elle s’apercut que Maxime avait du courage, Robin de la prudence et Sulpice de la reflexion, et s’efforca d’affermir ces bonnes qualites qui, par suite de la corruption commune a tout le genre humain, tendaient sans cesse a se pervertir et a se denaturer; car la cautele de Robin tournait volontiers en dissimulation et cachait, le plus souvent, d’apres convoitises; Maxime etait sujet a des acces de fureur et Sulpice exprimait frequemment avec obstination, sur les matieres les plus importantes, des idees fausses. Au demeurant, c’etaient de simples enfants qui denichaient les couvees, volaient des fruits dans les jardins, attachaient des casseroles a la queue des chiens, mettaient de l’encre dans les benitiers et du poil a gratter dans le lit de Modernus. La nuit, enveloppes de draps et montes sur des echasses, ils allaient dans les jardins et faisaient evanouir de peur les servantes attardees aux bras de leurs amoureux. Ils herissaient de pointes le siege sur lequel madame Basine avait coutume de se mettre, et, quand elle s’asseyait, ils jouissaient de sa douleur, observant l’embarras ou elle se trouvait de porter publiquement une main vigilante et secourable a l’endroit offense, car elle n’eut pour rien au monde manque a la modestie.
Cette dame, malgre son age et ses vertus, ne leur inspirait ni amour ni crainte. Robin l’appelait vieille bique, Maxime, vieille bourrique, et Sulpice anesse de Balaam. Ils tourmentaient de toutes les manieres la petite Mirande, lui salissaient ses belles robes, la faisaient tomber le nez sur les pierres. Une fois, ils lui enfoncerent la tete jusqu’au cou dans un tonneau de melasse. Ils lui apprenaient a enfourcher les barrieres et a grimper aux arbres, contrairement aux bienseances de son sexe; ils lui enseignaient des facons et des termes qui sentaient l’hotellerie et le saloir. Elle appelait, sur leur exemple, la respectable dame Basine vieille bique, et meme, prenant la partie pour le tout, cul de bique. Mais elle restait parfaitement innocente. La purete de son ame etait inalterable.
– Je suis heureux, disait le saint eveque Nicolas, d’avoir tire ces enfants du saloir pour en faire de bons chretiens. Ils deviendront de fideles serviteurs de Dieu et leurs merites me seront comptes.
Or, la troisieme annee apres leur resurrection, deja grands et bien formes, un jour de printemps, comme ils jouaient tous trois dans la prairie, au bord de la riviere, Maxime, dans un moment d’humeur et par fierte naturelle, jeta dans l’eau le diacre Modernus, qui, suspendu a une branche de saule, appela au secours. Robin s’approcha, fit mine de le tirer par la main, lui prit son anneau et s’en fut.
Cependant, Sulpice immobile sur la berge et les bras croises, disait:
– Modernus fait une mauvaise fin. Je vois six diables en forme de chauves-souris prets a lui cueillir l’ame sur la bouche.
Au rapport que la dame Basine et Modernus lui firent de cette grave affaire, le saint eveque s’affligea et poussa des soupirs.