Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗
EXTRAIT D’UN PAMPHLET SUR L’IRLANDE
Cinq ans apres avoir publie le Voyage au pays des Houyhnhnms, – dit M. Taine dans sa remarquable etude sur Jonathan Swift, – il ecrivit en faveur de la malheureuse Irlande un pamphlet qui est comme le supreme effort de son desespoir et de son genie, sous ce titre: Proposition modeste pour empecher que les enfants des pauvres en Irlande soient une charge a leurs parents et pour qu’ils soient utiles a leur pays (1729). Nous empruntons a M. Taine la traduction des principaux passages de cet ecrit, qui est reste d’une piquante actualite.
«C’est un triste spectacle pour ceux qui se promenent dans cette grande ville ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes couvertes de mendiantes suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles, et importunant chaque voyageur pour avoir l’aumone… Tous les partis conviennent, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants est aujourd’hui, dans le deplorable etat de ce royaume, un tres grand fardeau de plus; c’est pourquoi celui qui pourrait decouvrir un beau moyen aise et peu couteux de transformer ces enfants en membres utiles de la communaute, rendrait un si grand service au public, qu’il meriterait une statue comme sauveur de la nation. Je vais donc humblement proposer une idee, qui, je l’espere, ne saurait rencontrer la moindre objection.
«J’ai ete assure par un Americain de ma connaissance a Londres, homme tres capable, qu’un jeune enfant bien po rtant, bien nourri, est, a l’age d’un an, une nourriture tout a fait delicieuse, substantielle et saine, roti ou bouilli, a l’etuvee ou au four; et je ne doute pas qu’il ne puisse servir egalement en fricassee ou en ragout.
«Je prie donc humblement le public de considerer que des cent vingt mille enfants, on en pourrait reserver vingt mille pour la reproduction de l’espece, desquels un quart serait des males, et que les cent mille autres pourraient, a l’age d’un an, etre offerts en vente aux personnes de qualite et de fortune dans tout le royaume, la mere etant toujours avertie de les faire teter abondamment le dernier mois, de facon a les rendre charnus et gras pour les bonnes tables. Un enfant ferait deux plats dans un repas d’amis; quand la famille dine seule, le train de devant ou de derriere ferait un plat tres raisonnable; assaisonne avec un peu de poivre et de sel, il serait tres bon, bouilli, le quatrieme jour, particulierement en hiver.
«J’ai compte qu’en moyenne un enfant pesant douze livres a sa naissance peut en un an, s’il est passablement nourri, atteindre vingt-huit livres.
«J’ai calcule que les frais de nourriture pour un enfant de mendiant (et dans cette liste je mets tous les cottagers, laboureurs, et les quatre cinquiemes des fermiers) sont environ de deux schillings par an, guenilles comprises, et je crois que nul gentleman ne se plaindra pas de donner dix schillings pour le corps d’un bon enfant gras, qui lui fournira au moins quatre plats d’excellente viande nutritive.
«Ceux qui sont plus economes (et j’avoue que les temps le demandent) pourront ecorcher l’enfant, et la peau convenablement preparee fera des gants admirables pour les dames et des bottes l’ete, pour les gentlemen elegants.
«Quant a notre cite de Dublin, on pourra y disposer des abattoirs dans les endroits les plus convenables; pour les bouchers, nous pouvons etre certains qu’il n’en manquera pas; pourtant je leur recommanderais plutot d’acheter les enfants vivants, et d’en dresser la viande toute chaude au sortir, au couteau, comme nous faisons pour les cochons a rotir.
«Je pense que les avantages de ce projet sont nombreux et visibles aussi bien que de la plus grande importance.
«Premierement, cela diminuera beaucoup le nombre des papistes, dont nous sommes tous les ans surcharges, puisqu’ils sont les principaux producteurs de la nation.
«Secondement, comme l’entretien de cent mille enfants de deux ans et au-dessus ne peut etre evalue a moins de dix schillings par tete chaque annee, la richesse de la nation s’accroitrait par la de cinquante mille guinees par an, outre le profit d’un nouveau plat introduit sur les tables de tous les gentlemen de fortune qui ont quelque delicatesse dans le gout. Et l’argent circulerait entre nous, ce produit etant uniquement de notre cru et de nos manufactures.
«Troisiemement, ce serait un grand encouragement au mariage, que toutes les nations sages ont encourage par des recompenses ou garanti par des lois et penalites. Cela augmenterait les soins et la tendresse des meres pour leurs enfants, quand elles seraient sures d’un etablissement a vie pour les pauvres petits, institue ainsi en quelque sorte par le public lui-meme. – On pourrait enumerer beaucoup d’autres avantages, par exemple l’addition de quelques milliers de pieces a notre exportation de b?uf en baril, l’expedition plus abondante de la chair du porc, et des perfectionnements dans l’art de faire de bons jambons; mais j’omets tout cela et beaucoup d’autres choses par amour de la brievete.
«Quelques personnes d’esprit abattu s’inquietent en outre de ce grand nombre de pauvres gens qui sont vieux, malades ou estropies, et l’on m’a demande d’employer mes reflexions a trouver un moyen de debarrasser la nation d’un fardeau penible; mais la-dessus je n’ai pas le moindre souci, parce qu’on sait fort bien que tous les jours ils meurent et pourrissent de froid, de faim, de salete et de vermine, aussi vite qu’on peut raisonnablement y compter. Et quant aux jeunes laboureurs, leur etat donne des esperances pareilles: ils ne peuvent trouver d’ouvrage, et par consequent languissent par defaut de nourriture, tellement que si en quelques occasions on les loue par hasard comme man?uvres, il n’ont pas la force d’achever leur travail. De cette facon, le pays et eux-memes se trouvent heureusement delivres de tous les maux a venir.»
Swift finit par cette ironie de cannibale:
«Je declare dans la sincerite de mon c?ur que je n’ai pas le moindre interet personnel dans l’accomplissement de cette ?uvre salutaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays. Je n’ai pas d’enfants dont par cet expedient je puisse tirer un sou, mon plus jeune ayant neuf ans et ma femme ayant passe l’age ou elle aurait pu devenir mere.»
[1] Ce que l’auteur dit des gros-boutiens, des hauts-talons et des bas-talons dans l’empire de Lilliput regarde evidemment ces malheureuses disputes qui divisent l’Angleterre en conformistes et en non conformistes, en tories et en wihgs. (Note du traducteur.)
[2] Anciens termes du jargon scolastique.
[3] Vieillard.
[4] Variante du celebre vers de Terence: «Je suis homme et pense que rien de ce qui concerne les hommes ne doit m’etre indifferent.» Nihil caballini, rien de ce qui concerne les chevaux.
[5] «Si le sort fait de Sinon un malheureux, au moins n’en fera-t-il pas un menteur et un fourbe.»
[6] Horace, Satires, livre II, sat. 1: