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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗

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L’execution de ce projet ne serait pas d’une grande depense, et serait, selon mon idee, tres utile dans les pays ou les etats et les parlements se melent des affaires d’Etat: elle procurerait l’unanimite, terminerait les differends, ouvrirait la bouche aux muets, la fermerait aux declamateurs, calmerait l’impetuosite des jeunes senateurs, echaufferait la froideur des vieux, reveillerait les stupides, ralentirait les etourdis.

Et parce que l’on se plaint ordinairement que les favoris des princes ont la memoire courte et malheureuse, le meme docteur voulait que quiconque aurait affaire a eux, apres avoir expose le cas en tres peu de mots, eut la liberte de donner a M. le favori une chiquenaude dans le nez, un coup de pied dans le ventre, de lui tirer les oreilles ou de lui ficher une epingle dans les cuisses, et tout cela pour l’empecher d’oublier l’affaire dont on lui aurait parle; en sorte qu’on pourrait reiterer de temps en temps le meme compliment jusqu’a ce que la chose fut accordee ou refusee tout a fait.

Il voulait aussi que chaque senateur, dans l’assemblee generale de la nation, apres avoir propose son opinion et avoir dit tout ce qu’il aurait a dire pour la soutenir, fut oblige de conclure a la proposition contradictoire, parce qu’infailliblement le resultat de ces assemblees serait par la tres favorable au bien public.

Je vis deux academiciens disputer avec chaleur sur le moyen de lever des impots sans faire murmurer les peuples. L’un soutenait que la meilleure methode serait d’imposer une taxe sur les vices et sur les folies des hommes, et que chacun serait taxe suivant le jugement et l’estimation de ses voisins. L’autre academicien etait d’un sentiment entierement oppose, et pretendait, au contraire, qu’il fallait taxer les belles qualites du corps et de l’esprit dont chacun se piquait, et les taxer plus ou moins selon leurs degres, en sorte que chacun serait son propre juge et ferait lui-meme sa declaration. Il fallait taxer fortement l’esprit et la valeur, selon l’aveu que chacun ferait de ces qualites; mais a l’egard de l’honneur et de la probite, de la sagesse, de la modestie, on exemptait ces vertus de toute taxe, vu qu’etant trop rares, elles ne rendraient presque rien; qu’on ne rencontrerait personne qui ne voulut avouer qu’elles se trouvassent dans son voisin, et que presque personne aussi n’aurait l’effronterie de se les attribuer a lui-meme.

On devait pareillement taxer les dames a proportion de leur beaute, de leurs agrements et de leur bonne grace, suivant leur propre estimation, comme on faisait a l’egard des hommes; mais pour la sincerite, le bon sens et le bon naturel des femmes, comme elles ne s’en piquent point, cela ne devait rien payer du tout, parce que tout ce qu’on en pourrait retirer ne suffirait pas pour les frais du gouvernement.

Afin de retenir les senateurs dans l’interet de la couronne, un antre academicien politique etait d’avis qu’il fallait que le prince fit tous les grands emplois a la rafle, de facon cependant que chaque senateur, avant que de jouer, fit serment et donnat caution qu’il opinerait ensuite selon les intentions de la cour, soit qu’il gagnat ou non; mais que les perdants auraient ensuite le droit de jouer des qu’il y aurait quelque emploi vacant. Ils seraient ainsi toujours pleins d’esperance, ils ne se plaindraient point des fausses promesses qu’on leur aurait donnees, et ne s’en prendraient qu’a la fortune, dont les epaules sont toujours plus fortes que celles du ministere.

Un autre academicien me fit voir un ecrit contenant une methode curieuse pour decouvrir les complots et les cabales, qui etait d’examiner la nourriture des personnes suspectes, le temps auquel elles mangent, le cote sur lequel elles se couchent dans leur lit, de considerer leurs excrements, et de juger par leur odeur et leur couleur des pensees et des projets d’un homme. Il ajoutait que lorsque, pour faire seulement des experiences, il avait parfois songe a l’assassinat d’un homme, il avait alors trouve ses excrements tres jaunes, et que lorsqu’il avait pense a se revolter et a bruler la capitale, il les avait trouves d’une couleur tres noire.

Je me hasardai d’ajouter quelque chose au systeme de ce politique: je lui dis qu’il serait bon d’entretenir toujours une troupe d’espions et de delateurs, qu’on protegerait et auxquels on donnerait toujours une somme d’argent proportionnee a l’importance de leur denonciation, soit qu’elle fut fondee ou non; que, par ce moyen, les sujets seraient retenus dans la crainte et dans le respect; que ces delateurs et accusateurs seraient autorises a donner quel sens il leur plairait aux ecrits qui leur tomberaient entre les mains; qu’ils pourraient, par exemple, interpreter ainsi les termes suivants:

Un crible, – une grande dame de la cour.

Un chien boiteux, – une descente, une invasion.

La peste, – une armee sur pied.

Une buse, – un favori.

La goutte, – un grand pretre.

Un balai, – une revolution.

Une souriciere, – un emploi de finance.

Un egout, – la cour.

Un roseau brise, – la cour de justice.

Un tonneau vide, – un general.

Une plaie ouverte, – l’etat des affaires publiques.

On pourrait encore observer l’anagramme de tous les noms cites dans un ecrit; mais il faudrait pour cela des hommes de la plus haute penetration et du plus sublime genie, surtout quand il s’agirait de decouvrir le sens politique et mysterieux des lettres initiales: Ainsi N pourrait signifier un complot, B un regiment de cavalerie, L une flotte. Outre cela, en transposant les lettres, on pourrait apercevoir dans un ecrit tous les desseins caches d’un parti mecontent: par exemple, vous lisez dans une lettre ecrite a un ami: Votre frere Thomas a mal au ventre: l’habile dechiffreur trouvera dans l’assemblage de ces mots indifferents une phrase qui fera entendre que tout est pret pour une sedition.

L’academicien me fit de grands remerciements de lui avoir communique ces petites observations, et me promit de faire de moi une mention honorable dans le traite qu’il allait mettre au jour sur ce sujet.

Je ne vis rien dans ce pays qui put m’engager a y faire un plus long sejour; ainsi, je commencai a songer a mon retour en Angleterre.

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