Les Sept Femmes De La Barbe-Bleue Et Autres Contes Merveilleux - France Anatole (смотреть онлайн бесплатно книга .txt) 📗
L’orgue se tut. Une nuee de femmes enveloppa le maitre qui, par moments, en sortait a demi, comme un astre lumineux, pour s’y replonger aussitot. Il etait doux, calin, lascif, glissant. Aimable, pas plus fat qu’il ne fallait, grand comme le monde et mignon comme un amour, en souriant, il montrait dans sa barbe grise des dents de jeune enfant et disait a toutes des choses faciles et jolies qui les enchantaient, et qu’on ne pouvait retenir tant elles etaient tenues, de sorte que le charme en demeurait tout entier, embelli de mystere. Il etait pareillement affable et bon avec les hommes et, voyant Saint-Sylvain, il l’embrassa trois fois et lui dit qu’il l’aimait cherement. Le secretaire du roi ne perdit pas de temps: il lui demanda deux mots d’entretien confidentiel de la part du roi et, lui ayant explique sommairement de quelle importante mission il etait charge, il lui dit: – Maitre, donnez-moi votre che…
Il s’arreta, voyant les traits de Sigismond Dux subitement decomposes.
Un orgue de barbarie s’etait mis a moudre dans la rue la Polkades Jonquilles. Et, des les premieres mesures, le grand homme avait pali. Cette Polka des Jonquilles, le caprice de la saison, etait d’un pauvre violon de bastringue, nomme Bouquin, obscur et miserable. Et le maitre couronne de quarante ans de gloire et d’amour ne pouvait souffrir qu’un peu de louange s’egarat sur Bouquin; il en ressentait comme une insupportable offense. Dieu lui-meme est jaloux et s’afflige de l’ingratitude des hommes. Sigismond Dux ne pouvait entendre la Polkades Jonquilles sans tomber malade. Il quitta brusquement Saint Sylvain, la foule de ses adorateurs, le magnifique troupeau de ses femmes pamees et courut dans son cabinet de toilette vomir une cuvette de bile.
– Il est a plaindre, soupira Saint-Sylvain.
Et, tirant Quatrefeuilles par ses basques, il franchit le seuil du musicien malheureux.
XII SI LE VICE EST UNE VERTU
Durant quatorze mois, du matin au soir et du soir au matin, ils fouillerent la ville et les environs, observant, examinant, interrogeant en vain. Le roi, dont les forces diminuaient de jour en jour et qui se faisait maintenant une idee de la difficulte d’une semblable recherche, donna l’ordre a son ministre de l’Interieur d’instituer une commission extraordinaire, chargee, sous la direction de MM. Quatrefeuilles, Chaudesaigues, Saint Sylvain et Froidefond, de proceder, avec pleins pouvoirs, a une enquete secrete sur les personnes heureuses du royaume. Le prefet de police, deferant a l’invitation du ministre, mit ses plus habiles agents au service des commissaires et bientot, dans la capitale, les heureux furent recherches avec autant de zele et d’ardeur que, dans les autres pays, les malfaiteurs et les anarchistes. Un citoyen passait-il pour fortune, aussitot il etait denonce, epie, file. Deux agents de la prefecture trainaient, a toute heure, de long en large, leurs gros souliers ferres sous les fenetres des gens suspects de bonheur. Un homme du monde louait-il une loge a l’Opera, il etait mis aussitot en surveillance. Un proprietaire d’ecurie, dont le cheval gagnait une course, etait garde a vue. Dans toutes les maisons de rendez-vous un employe de la prefecture, installe au bureau, prenait note des entrees. Et, sur l’observation de M. le prefet de police, que la vertu rend heureux, les personnes bienfaisantes, les fondateurs d’?uvres charitables, les genereux donateurs, les epouses delaissees et fideles, les citoyens signales pour des actes de devouement, les heros, les martyrs etaient egalement denonces et soumis a de minutieuses enquetes.
Cette surveillance pesait sur toute la ville; mais on en ignorait absolument la raison. Quatre feuilles et Saint-Sylvain n’avaient confie a personne qu’ils cherchaient une chemise fortunee, de peur, comme nous l’avons dit, que des gens ambitieux ou cupides, feignant de jouir d’une felicite parfaite, ne livrassent au roi, comme heureux, un vetement de dessous tout impregne de miseres, de chagrins et de soucis. Les mesures extraordinaires de la police semaient l’inquietude dans les hautes classes et l’on signalait une certaine fermentation dans la ville. Plusieurs dames tres estimees se trouverent compromises et des scandales eclaterent.
La commission se reunissait tous les matins a la Bibliotheque royale, sous la presidence de M. de Quatrefeuilles, avec l’assistance de MM. Trou et Boncassis, conseillers d’Etat en service extraordinaire. Elle examinait, a chaque seance, quinze cents dossiers en moyenne. Apres une session de quatre mois, elle n’avait pas encore surpris l’indice d’un homme heureux.
Comme le president Quatrefeuilles s’en lamentait:
– Helas, s’ecria M. Boncassis, les vices font souffrir, et tous les hommes ont des vices.
– Je n’en ai pas moi, soupira M. Chaudesaigues, et j’en suis au desespoir. La vie sans vice n’est que langueur, abattement et tristesse. Le vice est l’unique distraction qu’on puisse gouter en ce monde; le vice est le coloris de l’existence, le sel de l’ame, l’etincelle de l’esprit. Que dis-je, le vice est la seule originalite, la seule puissance creatrice de l’homme; il est l’essai d’une organisation de la nature contre la nature, de l’intronisation du regne humain au-dessus du regne animal, d’une creation humaine contre la creation anonyme, d’un monde conscient dans l’inconscience universelle; le vice est le seul bien propre a l’homme, son reel patrimoine, sa vraie vertu au sens propre du mot, puisque vertu est le fait de l’homme (virtus, vir).
«J’ai essaye de m’en donner; je n’ai pas pu: il y faut du genie, il y faut un beau naturel. Un vice affecte n’est pas un vice.
– Ah ca! demanda Quatrefeuilles, qu’appelez-vous vice?
– J’appelle vice une disposition habituelle a ce que le nombre considere comme anormal et mauvais, c’est-a-dire la morale individuelle, la force individuelle, la vertu individuelle, la beaute, la puissance, le genie.
– A la bonne heure! dit le conseiller Trou, il ne s’agit que de s’entendre.
Mais Saint-Sylvain combattit vivement l’opinion du bibliothecaire.
– Ne parlez donc pas de vices, lui dit-il, puisque vous n’en avez pas. Vous ne savez pas ce que c’est. J’en ai, moi: j’en ai plusieurs et je vous assure que j’en tire moins de satisfaction que de desagrement. Il n’y a rien de penible comme un vice. On se tourmente, on s’echauffe, on s’epuise a le satisfaire, et, des qu’il est satisfait, on eprouve un immense degout.
– Vous ne parleriez pas ainsi, monsieur, repliqua Chaudesaigues, si vous aviez de beaux vices, des vices nobles, fiers, imperieux, tres hauts, vraiment vertueux. Mais vous n’avez que de petits vices peureux, arrogants et ridicules. Vous n’etes pas, monsieur, un grand contempteur des dieux.
Saint-Sylvain se sentit d’abord pique de ce propos, mais le bibliothecaire lui representa qu’il n’y avait la nulle offense. Saint-Sylvain en convint de bonne grace et fit avec calme et fermete cette reflexion:
– Helas! la vertu comme le vice, le vice comme la vertu est effort, contrainte, lutte, peine, travail, epuisement. Voila pourquoi nous sommes tous malheureux.
Mais le president Quatrefeuilles se plaignit que sa tete allait eclater.