Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗
Je ne m’apercus point que tout cela eut rien produit; mais je connus evidemment que ma boite etait tiree en avant. Au bout d’une heure, je sentis qu’elle heurtait quelque chose de tres dur. Je craignis d’abord que ce ne fut un rocher, et j’en fus tres alarme. J’entendis alors distinctement du bruit sur le toit de ma boite, comme celui d’un cable, ensuite je me trouvai hausse peu a peu au moins de trois pieds plus haut que je n’etais auparavant; sur quoi je levai encore mon baton et mon mouchoir, criant au secours jusqu’a m’enrouer. Pour reponse j’entendis de grandes acclamations repetees trois fois, qui me donnerent des transports de joie qui ne peuvent etre concus que par ceux qui les sentent; en meme temps j’entendis marcher sur le toit et quelqu’un appelant par l’ouverture et criant en anglais: «Y a-t-il la quelqu’un!» Je repondis: «Helas! oui; je suis un pauvre Anglais reduit par la fortune a la plus grande calamite qu’aucune creature ait jamais soufferte; au nom de Dieu, delivrez-moi de ce cachot.» La voix me repondit: «Rassurez-vous, vous n’avez rien a craindre, votre boite est attachee au vaisseau, et le charpentier va venir pour faire un trou dans le toit et vous tirer dehors.» Je repondis que cela n’etait pas necessaire et demandait trop de temps, qu’il suffisait que quelqu’un de l’equipage mit son doigt dans le cordon, afin d’emporter la boite hors de la mer dans le vaisseau. Quelques-uns d’entre eux, m’entendant parler ainsi, penserent que j’etais un pauvre insense; d’autres en rirent; je ne pensais pas que j’etais alors parmi des hommes de ma taille et de ma force. Le charpentier vint, et dans peu de minutes fit un trou au haut de ma boite, large de trois pieds, et me presenta une petite echelle sur laquelle je montai. J’entrai dans le vaisseau en un etat tres faible.
Les matelots furent tout etonnes et me firent mille questions auxquelles je n’eus pas le courage de repondre. Je m’imaginais voir autant de pygmees, mes yeux etant accoutumes aux objets monstrueux que je venais de quitter; mais le capitaine, M. Thomas Viletcks, homme de probite et de merite, voyant que j’etais pres de tomber en faiblesse, me fit entrer dans sa chambre, me donna un cordial pour me soulager, et me fit coucher sur son lit, me conseillant de prendre un peu de repos, dont j’avais assez de besoin. Avant que je m’endormisse, je lui fis entendre que j’avais des meubles precieux dans ma boite, un brancard superbe, un lit de campagne, deux chaises, une table et une armoire; que ma chambre etait tapissee ou pour mieux dire matelassee d’etoffes de soie et de coton, que, s’il voulait ordonner a quelqu’un de son equipage d’apporter ma chambre dans sa chambre, je l’y ouvrirais en sa presence et lui montrerais mes meubles. Le capitaine, m’entendant dire ces absurdites, jugea que j’etais fou; cependant, pour me complaire, il promit d’ordonner ce que je souhaitais, et, montant sur le tillac, il envoya quelques-uns de ses gens visiter la caisse.
Je dormis pendant quelques heures, mais continuellement trouble par l’idee du pays que j’avais quitte et du peril que j’avais couru. Cependant, quand je m’eveillai, je me trouvai assez bien remis. Il etait huit heures du soir, et le capitaine donna ordre de me servir a souper incessamment, croyant que j’avais jeune trop longtemps. Il me regala avec beaucoup d’honnetete, remarquant neanmoins que j’avais les yeux egares. Quand on nous eut laisses seuls, il me pria de lui faire le recit de mes voyages, et de lui apprendre par quel accident j’avais ete abandonne au gre des flots dans cette grande caisse. Il me dit que, sur le midi, comme il regardait avec sa lunette, il l’avait decouverte de fort loin, l’avait prise pour une petite barque, et qu’il l’avait voulu joindre, dans la vue d’acheter du biscuit, le sien commencant a manquer; qu’en approchant il avait connu son erreur et avait envoye sa chaloupe pour decouvrir ce que c’etait; que ses gens etaient revenus tout effrayes, jurant qu’ils avaient vu une maison flottante; qu’il avait ri de leur sottise, et s’etait lui-meme mis dans la chaloupe, ordonnant a ses matelots de prendre avec eux un cable tres fort; que, le temps etant calme, apres avoir rame autour de la grande caisse et en avoir plusieurs fois fait le tour, il avait commande a ses gens de ramer et d’approcher de ce cote-la, et qu’attachant un cable a une des gaches de la fenetre, il l’avait fait remorquer; qu’on avait vu mon baton et mon mouchoir hors de l’ouverture et qu’on avait juge qu’il fallait que quelques malheureux fussent enfermes dedans. Je lui demandai si lui ou son equipage n’avait point vu des oiseaux prodigieux dans l’air dans le temps qu’il m’avait decouvert; a quoi il repondit que, parlant sur ce sujet avec les matelots pendant que je dormais, un d’entre eux lui avait dit qu’il avait observe trois aigles volant vers le nord, mais il n’avait point remarque qu’ils fussent plus gros qu’a l’ordinaire, ce qu’il faut imputer, je crois, a la grande hauteur ou ils se trouvaient, et aussi ne put-il pas deviner pourquoi je faisais cette question. Ensuite je demandai au capitaine combien il croyait que nous fussions eloignes de terre; il me repondit que, par le meilleur calcul qu’il eut pu faire, nous en etions eloignes de cent lieues. Je l’assurai qu’il s’etait certainement trompe presque de la moitie, parce que je n’avais pas quitte le pays d’ou je venais plus de deux heures avant que je tombasse dans la mer; sur quoi il recommenca a croire que mon cerveau etait trouble, et me conseilla de me remettre au lit dans une chambre qu’il avait fait preparer pour moi. Je l’assurai que j’etais bien rafraichi de son bon repas et de sa gracieuse compagnie, et que j’avais l’usage de mes sens et de ma raison aussi parfaitement que je l’avais jamais eu. Il prit alors son serieux, et me pria de lui dire franchement si je n’avais pas la conscience bourrelee de quelque crime pour lequel j’avais ete puni par l’ordre de quelque prince, et expose dans cette caisse, comme quelquefois les criminels en certains pays sont abandonnes a la merci des flots dans un vaisseau sans voiles et sans vivres; que, quoiqu’il fut bien fache d’avoir recu un tel scelerat dans son vaisseau, cependant il me promettait, sur sa parole d’honneur, de me mettre a terre en surete au premier port ou nous arriverions; il ajouta que ses soupcons s’etaient beaucoup augmentes par quelques discours tres absurdes que j’avais tenus d’abord aux matelots, et ensuite a lui-meme, a l’egard de ma boite et de ma chambre, aussi bien que par mes yeux egares et ma bizarre contenance.
Je le priai d’avoir la patience de m’entendre faire le recit de mon histoire; je le fis tres fidelement, depuis la derniere fois que j’avais quitte l’Angleterre jusqu’au moment qu’il m’avait decouvert; et, comme la verite s’ouvre toujours un passage dans les esprits raisonnables, cet honnete et digne gentilhomme, qui avait un tres bon sens et n’etait pas tout a fait depourvu de lettres, fut satisfait de ma candeur et de ma sincerite; mais d’ailleurs, pour confirmer tout ce que j’avais dit, je le priai de donner ordre de m’apporter mon armoire, dont j’avais la clef; je l’ouvris en sa presence et lui fis voir toutes les choses curieuses travaillees dans le pays d’ou j’avais ete tire d’une maniere si etrange. Il y avait, entre autres choses, le peigne que j’avais forme des poils de la barbe du roi, et un autre de la meme matiere, dont le dos etait d’une rognure de l’ongle du pouce de Sa Majeste; il y avait un paquet d’aiguilles et d’epingles longues d’un pied et demi; une bague d’or dont un jour la reine me fit present d’une maniere tres obligeante, l’otant de son petit doigt et me la mettant au cou comme un collier. Je priai le capitaine de vouloir bien accepter cette bague en reconnaissance de ses honnetetes, ce qu’il refusa absolument. Enfin, je le priai de considerer la culotte que je portais alors, et qui etait faite de peau de souris.