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Contes merveilleux, Tome II - Andersen Hans Christian (читать книги онлайн полностью .txt) 📗

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– Vous ignorez encore, commenca l'Ombre parvenue, qui demeurait dans la fameuse maison d'en face, qui vous intriguait la-bas dans les pays chauds. C'etait ce qu'il y a de plus sublime au monde: la Poesie en personne. Je ne restai que trois semaines aupres d'elle, et j'appris dans ces quelques jours sur les secrets de l'univers et le cours du monde plus que si j'avais vecu autre part trois mille ans. Et aujourd'hui je puis dire sans craindre d'etre mis a l'epreuve: je sais tout, j'ai tout vu.

– La Poesie! s'ecria le savant. Comment n'y ai-je pas pense? Mais oui, dans les grandes villes, elle vit dans l'isolement, toute solitaire; bien peu s'interessent a elle. Je ne l'ai apercue qu'un instant, et encore n'etais-je qu'a moitie eveille. Elle se tenait sur le balcon; autour d'elle une aureole brillait comme une de nos aurores boreales; elle etait au milieu d'un parterre de fleurs qu'on aurait prises pour des flammes. Mais continue, continue: donc tu entras par la fenetre du balcon, et alors…

– Je me trouvai dans une antichambre ou regnait comme une sorte de crepuscule; la porte qui etait ouverte donnait sur une longue enfilade de superbes appartements qui communiquaient tous ensemble; la lumiere y etait eblouissante, et m'aurait infailliblement tuee si je m'y etais aventuree. Mais provenant de vous, j'avais suffisamment de votre sagesse pour rester a l'abri et tout observer de mon petit coin. Dans le fond je vis la Poesie, assise sur son trone.

– Et ensuite? interrompit le savant. Ne me fais pas languir.

– Je vous l'ai deja dit, reprit l'Ombre, j'ai vu defiler devant moi tout ce qui existe: le passe et une partie de l'avenir. Mais, par parenthese, je vous demanderai s'il n'est pas convenable que vous cessiez de me tutoyer. J'en fais l'observation, non par orgueil, mais en raison de ma science maintenant si superieure a la votre, et surtout a cause de ma situation de fortune, chose qui ici-bas regle partout les relations de societe.

– Vous avez parfaitement raison, dit le savant. Excusez-moi de ne pas y avoir songe de moi-meme. Mais continuez, je vous prie.

– Je ne puis, reprit l'Ombre, que vous repeter: j'ai tout vu et je sais tout.

– Mais enfin, dit le savant, ces magnifiques appartements, comment etaient-ils? Etait-ce comme un temple sacre? ou bien s'y serait-on cru sous le ciel etoile? ou bien encore dans une foret mysterieuse? Ce sont la les lieux ou nous aimons a supposer que demeure la Poesie.

– Maintenant que j'ai tout vu et que je connais tout, dit l'Ombre, il m'est penible d'entrer dans les menus details.

– Apprenez-moi au moins, dit le savant, si dans ces splendides salles vous avez apercu les dieux des temps antiques, les heros des ages passes? Les sylphides, les gentilles elfes n'y dansaient-elles pas des rondes?

– Vous ne voulez donc pas comprendre que je ne puis vous en dire plus. Si vous aviez ete a ma place, dans ce sejour enchante, vous seriez passe a l'etat d'etre superieur a l'homme; moi qui n'etais qu'une ombre, j'ai avance jusqu'a la condition d'homme. Or le propre de l'humanite c'est de faire l'important, c'est de se prevaloir a l'exces de ses avantages. Donc il est tout naturel qu'ayant tout vu, je ne vous communique rien de ma science.

J'ai d'autant plus de raison de montrer quelque hauteur, qu'etant dans l'antichambre du palais, j'ai saisi la ressemblance de mon etre intime avec la Poesie: tous deux nous sommes des reflets.

«Lorsque, devenue homme, j'abandonnai la demeure de la Poesie, vous aviez quitte la ville. Je me trouvai un matin, dans les rues, richement habillee comme un prince. D'abord, l'etrangete de ma nouvelle situation me fit un singulier effet; et je me blottis tout le jour dans le coin d'une ruelle ecartee.

«Le soir je parcourus les rues au clair de lune: je grimpai tout en haut des murailles, jusqu'au faite des toits et je regardai dans les maisons, a travers les fenetres des beaux salons et des humbles mansardes. Personne ne se defilait de moi, et je decouvris toutes les vilaines choses que disent et que font les hommes quand ils se croient a l'abri de tout regard observateur.»Si j'avais mis dans une gazette toutes les noirceurs, les indignites, les intrigues, que je decouvrais, on n'aurait plus lu que ce journal dans tout l'univers. Mais quels ennemis cela m'aurait procures! Je preferai profiter de ma clairvoyance, et je fis par lettre particuliere connaitre aux gens que je savais leurs mefaits. Partout ou je passais, on vivait dans des transes terribles; on me detestait comme la mort, mais en face on me choyait, on me faisait fete, on m'accablait de magnifiques cadeaux et d'honneurs. Les academiciens me nommaient un des leurs, les tailleurs m'habillaient pour rien, les fournisseurs me donnaient ce qu'ils avaient de mieux pour m'obliger a taire leurs fraudes; les financiers me bourraient d'or; les femmes disaient qu'on ne pouvait imaginer un plus bel homme que moi. Je me laissais faire, c'est ainsi que je suis devenue le personnage que vous voyez.

«Maintenant je vous quitte pour aller a mes affaires. Au revoir. Voici ma carte. Je demeure du cote du soleil; quand il pleut, vous me trouverez toujours chez moi. Mais je vous previens que je pars demain pour faire mon tour du globe.

L'Ombre s'en fut. Le savant resta absorbe dans ses reflexions sur cette etrange aventure. Des annees se passerent. Un beau jour l'Ombre reparut.

– Comment allez-vous? dit-elle.

– Pas trop bien, dit le savant. J'ecris de mon mieux sur le Vrai, le Beau et le Bien; mais mes livres n'interessent presque personne, et j'ai la faiblesse de m'en affecter. Vous me voyez tout desespere.

– Ce n'est guere mon cas, dit l'Ombre. Voyez comme j'engraisse et comme j'ai bonne mine. C'est la le vrai but de la vie; vous ne savez pas prendre le monde tel qu'il est, et exploiter ses defauts. Cela vous ferait du bien de voyager un peu. Justement, je vais repartir pour un autre continent: voulez-vous m'accompagner? je vous defraierai de tout; nous aurons un train de grands seigneurs. Mais il y a une condition. Vous savez, je n'ai pas d'ombre, moi: eh bien, vous remplirez cet emploi aupres de moi.

– C'est trop fort ce que vous me proposez la, dit le savant; c'est presque de l'impudence. Comment, je vous ai affranchie, sans rien vous demander, et vous voulez faire de moi votre esclave?

– C'est le cours de ce monde, repondit l'Ombre. Il y a des hauts et des bas: les maitres deviennent des valets; et quand les valets commandent, ils font les tyrans. Vous ne voulez pas accepter; a votre aise!

L'Ombre repartit de nouveau.

Le pauvre savant alla de mal en pis; les peines et les chagrins vinrent le harceler. Moins que jamais on faisait attention a ce qu'il ecrivait sur le Vrai, le Beau et le Bien. Il finit par tomber malade.

– Mais comme vous maigrissez, lui dit-on, vous avez l'air d'une ombre!

Ces mots involontairement cruels firent tressaillir l'infortune savant.

– Il vous faut aller aux eaux, lui dit l'Ombre qui revint lui faire une visite. Il n'y a pas d'autre remede pour votre sante. Vous avez dans le temps refuse l'offre que je vous faisais de vous prendre pour mon ombre. Je vous la reitere en raison de nos anciennes relations. C'est moi qui paye les frais de voyage; je suis aussi obligee d'aller aux eaux afin de faire pousser ma barbe qui ne veut pas croitre suffisamment pour que j'aie l'air de dignite qui convient a ma position. Donc vous serez mon compagnon. Vous ecrirez la relation de nos peregrinations. Soyez cette fois raisonnable et ne repoussez pas ma proposition.

Le savant, presse par la necessite, fit taire sa fierte et ils partirent. L'Ombre avait toujours la place d'honneur; selon le soleil, le savant avait a virer et a tourner, de facon a bien figurer une ombre. Cela ne le peinait ni ne l'affectait meme pas; il avait tres bon coeur, il etait tres doux et aimable et il se disait que si cette fantaisie faisait plaisir a l'Ombre, autant valait la satisfaire. Un jour il lui dit:

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