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Les Voyages De Gulliver - Swift Jonathan (читать книги онлайн без .txt) 📗

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Quand ces gens durent remarque que j’etais tranquille, ils cesserent de me decocher des fleches; mais, par le bruit que j’entendis, je connus que leur nombre s’augmentait considerablement, et, environ a deux toises loin de moi, vis-a-vis de mon oreille gauche, j’entendis un bruit pendant plus d’une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma tete de ce cote-la, autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un echafaud eleve de terre d’un pied et demi, ou quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une echelle pour y monter; d’ou un d’entre eux, qui me semblait etre une personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que de commencer, il s’ecria trois fois: Langro Dehul san. Ces mots furent repetes ensuite, et expliques par des signes pour me les faire entendre. Aussitot cinquante hommes s’avancerent, et couperent les cordons qui attachaient le cote gauche de ma tete; ce qui me donna la liberte de la tourner a droite et d’observer la mine et l’action de celui qui devait parler. Il me parut etre de moyen age, et d’une taille plus grande que les trois autres qui l’accompagnaient, dont l’un, qui avait l’air d’un page, tenait la queue de sa robe, et les deux autres etaient debout de chaque cote pour le soutenir. Il me sembla bon orateur, et je conjecturai que, selon les regles de l’art, il melait dans son discours des periodes pleines de menaces et de promesses. Je fis la reponse en peu de mots, c’est-a-dire par un petit nombre de signes, mais d’une maniere pleine de soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil, comme pour le prendre a temoin que je mourais de faim, n’ayant rien mange depuis longtemps. Mon appetit etait, en effet, si pressant que je ne pus m’empecher de faire voir mon impatience (peut-etre contre les regles de l’honnetete) en portant mon doigt tres souvent a ma bouche, pour faire connaitre que j’avais besoin de nourriture.

L’Hurgo (c’est ainsi que, parmi eux, on appelle un grand seigneur, comme je l’ai ensuite appris) m’entendit fort bien. Il descendit de l’echafaud, et ordonna que plusieurs echelles fussent appliquees a mes cotes, sur lesquelles monterent bientot plus de cent hommes qui se mirent en marche vers ma bouche, charges de paniers pleins de viandes. J’observai qu’il y avait de la chair de differents animaux, mais je ne les pus distinguer par le gouter. Il y avait des epaules et des eclanches en forme de celles de mouton, et fort bien accommodees, mais plus petites que les ailes d’une alouette; j’en avalai deux ou trois d’une bouchee avec six pains. Ils me fournirent tout cela, temoignant de grandes marques d’etonnement et d’admiration a cause de ma taille et de mon prodigieux appetit. Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir qu’il me manquait a boire, ils conjecturerent, par la facon dont je mangeais, qu’une petite quantite de boisson ne me suffirait pas; et, etant un peuple d’esprit, ils leverent avec beaucoup d’adresse un des plus grands tonneaux de vin qu’ils eussent, le roulerent vers ma main et le defoncerent. Je le bus d’un seul coup avec un grand plaisir. On m’en apporta un autre muid, que je bus de meme, et je fis plusieurs signes pour avertir de me voiturer encore quelques autres muids.

Apres m’avoir vu faire toutes ces merveilles, ils pousserent des cris de joie et se mirent a danser, repetant plusieurs fois, comme ils avaient fait d’abord: Hehinah Degul. Bientot apres, j’entendis une acclamation universelle, avec de frequentes repetitions de ces mots: Peplom Selan, et j’apercus un grand nombre de peuple sur mon cote gauche, relachant les cordons a un tel point que je me trouvai en etat de me tourner, et d’avoir le soulagement d’uriner, fonction dont je m’acquittai au grand etonnement du peuple, lequel, devinant ce que j’allais faire, s’ouvrit impetueusement a droite et a gauche pour eviter le deluge. Quelque temps auparavant, on m’avait frotte charitablement le visage et les mains d’une espece d’onguent d’une odeur agreable, qui, dans tres peu de temps, me guerit de la piqure des fleches. Ces circonstances, jointes aux rafraichissements que j’avais recus, me disposerent a dormir; et mon sommeil fut environ de huit heures, sans me reveiller, les medecins, par ordre de l’empereur, ayant frelate le vin et y ayant mele des drogues soporifiques.

Tandis que je dormais, l’empereur de Lilliput (c’etait le nom de ce pays) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette resolution semblera peut-etre hardie et dangereuse, et je suis sur qu’en pareil cas elle ne serait du gout d’aucun souverain de l’Europe; cependant, a mon avis, c’etait un dessein egalement prudent et dangereux; car, en cas que ces peuples eussent tente de me tuer avec leurs lances et leurs fleches pendant que je dormais, je me serais certainement eveille au premier sentiment de douleur, ce qui aurait excite ma fureur et augmente mes forces a un tel degre, que je me serais trouve en etat de rompre le reste des cordons; et, apres cela, comme ils n’etaient pas capables de me resister, je les aurais tous ecrases et foudroyes.

On fit donc travailler a la hate cinq mille charpentiers et ingenieurs pour construire une voiture: c’etait un chariot eleve de trois pouces, ayant sept pieds de longueur et quatre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand il fut acheve, on le conduisit au lieu ou j’etais. Mais la principale difficulte fut de m’elever et de me mettre sur cette voiture. Dans cette vue, quatre-vingts perches, chacune de deux pieds de hauteur, furent employees; et des cordes tres fortes, de la grosseur d’une ficelle, furent attachees, par le moyen de plusieurs crochets, aux bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou, de mes mains, de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des plus robustes furent employes a elever ces cordes par le moyen d’un grand nombre de poulies attachees aux perches; et, de cette facon, dans moins de trois heures de temps, je fus eleve, place et attache dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu’on m’en a fait depuis, car, pendant cette man?uvre, je dormais tres profondement. Quinze cents chevaux, les plus grands de l’ecurie de l’empereur, chacun d’environ quatre pouces et demi de haut, furent atteles au chariot, et me trainerent vers la capitale, eloignee d’un quart de lieue.

Il y avait quatre heures que nous etions en chemin, lorsque je fus subitement eveille par un accident assez ridicule. Les voituriers s’etant arretes un peu de temps pour raccommoder quelque chose, deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosite de regarder ma mine pendant que je dormais; et, s’avancant tres doucement jusqu’a mon visage, l’un d’entre eux, capitaine aux gardes, avait mis la pointe aigue de son esponton bien avant dans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m’eveilla, et me fit eternuer trois fois. Nous fimes une grande marche le reste de ce jour-la, et nous campames la nuit avec cinq cents gardes, une moitie avec des flambeaux, et l’autre avec des arcs et des fleches, prete a tirer si j’eusse essaye de me remuer. Le lendemain au lever du soleil, nous continuames notre voyage, et nous arrivames sur le midi a cent toises des portes de la ville. L’empereur et toute la cour sortirent pour nous voir; mais les grands officiers ne voulurent jamais consentir que Sa Majeste hasardat sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs autres avaient ose faire.

A l’endroit ou la voiture s’arreta, il y avait un temple ancien, estime le plus grand de tout le royaume, lequel, ayant ete souille quelques annees auparavant par un meurtre, etait, selon la prevention de ces peuples, regarde comme profane, et, pour cette raison, employe a divers usages. Il fut resolu que je serais loge dans ce vaste edifice. La grande porte, regardant le nord, etait environ de quatre pieds de haut, et presque de deux pieds de large; de chaque cote de la porte, il y avait une petite fenetre elevee de six pouces. A celle qui etait du cote gauche, les serruriers du roi attacherent quatre-vingt-onze chaines, semblables a celles qui sont attachees a la montre d’une dame d’Europe, et presque aussi larges; elles furent par l’autre bout attachees a ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-a-vis de ce temple, de l’autre cote du grand chemin, a la distance de vingt pieds, il y avait une tour d’au moins cinq pieds de haut; c’etait la que le roi devait monter avec plusieurs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodite de me regarder a son aise. On compte qu’il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, attires par la curiosite, et, malgre mes gardes, je crois qu’il n’y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, a differentes fois, auraient monte sur mon corps par des echelles, si on n’eut publie un arret du conseil d’Etat pour le defendre. On ne peut s’imaginer le bruit et l’etonnement du peuple quand il me vit debout et me promener: les chaines qui tenaient mon pied gauche etaient environ de six pieds de long, et me donnaient la liberte d’aller et de venir dans un demi-cercle.

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